: Note d’intention
Ma rencontre avec Pessoa
Je ne peux parler de Fernando Pessoa, ovni poétique par excellence, et de mon envie de le faire
entendre sur scène, sans vous faire part d’un petit fragment de mon roman personnel.
Il y a déjà plus d’une dizaine d’années, je versais quotidiennement dans la lecture d’ouvrages
philosophiques. Etudiant à la Sorbonne, je parcourais alors tous ces systèmes de pensée nous permettant de
comprendre un peu mieux notre monde. Au beau milieu de ces ouvrages théoriques, surgit un jour par hasard
sur ma table de chevet Le livre de l’intranquillité du poète portugais. Je n’arrivais plus à me décoller de cette
lecture étrange qui remettait en cause toutes mes certitudes d’apprenti intellectuel. Comment se faisait-il que ma
connaissance de Kant ou de Platon ne pût me protéger du trouble dans lequel me mettait cette poésie ? Chaque
texte que je lisais du poète portugais remettait en cause la valeur de mon savoir théorique. Certaines phrases de
Pessoa étaient si paradoxales que les énoncés de la philosophie en comparaison me semblaient ternes :
« Je me suis rendu compte, en un éclair, que je ne suis personne, absolument personne. »
« Alors que nous croyons vivre, nous sommes morts ;
nous commençons à vivre lorsque nous sommes moribonds. »
« Il n'est personne, me semble-t-il, qui admette véritablement l'existence réelle de quelqu'un d'autre. »
Imprégné de cette poésie déconcertante, je devenais à mon tour un « intranquille ». Pessoa avait
désormais, dans ma vie intime, le statut singulier de grand maître en scepticisme.
Sans m’en être rendu compte à l’époque, le trouble qu’avait déclenché en moi ce poète, préfigurait mon
projet à venir de basculer du monde philosophique au monde théâtral. Ce goût pour l’incertitude et le doute, tels
que les pratique Pessoa, me fit en grande partie choisir l’aventure de la création et quitter le chemin plus paisible
à mes yeux de la philosophie.
Aujourd’hui, je veux revenir, en homme de théâtre et par le théâtre, à cette poésie et la célébrer avec un
public qui la découvre ou la redécouvre.
Certes, Pessoa peut être lu à voix basse, dans l’intimité d’une chambre. Il peut aussi, je crois, être dit
de manière incarnée et sensible sur un plateau de théâtre. La solitude de ce poète est cosmique et invite, à mon
sens, à un geste théâtral fort. Pessoa est un anarchiste de la poésie qui fait du poème un acte de lucidité et de
vérité. Il ne recherche pas le beau en tant que tel mais la perception la plus pure, la plus acérée du réel. Tout
son langage poétique naît de cette exigence et c’est cette exigence que je veux poursuivre sur scène.
Par ailleurs, Pessoa est le poète le plus « transgenre » que je connaisse. Il est un peu l’équivalent poétique de Proust. Son cadre d’écriture qu’on appelle « poème » est en permanence transgressé. Comme Proust ne cesse d’introduire dans La Recherche du temps perdu des digressions philosophiques, sociologiques, esthétiques, Pessoa fait de la poésie tour à tour une méditation philosophique, une satire sociale, voire même une expérience sensorielle proche d’un certain mysticisme de l’immanence. Cet aspect « transgenre » si déconcertant et si roboratif du poète portugais ne peut que me pousser à expérimenter cette écriture sur scène.
Un projet de metteur en scène et de comédienne
L’idée de mettre en scène Pessoa ne me serait pas venue aussi concrètement si une comédienne,
Aurélia Arto, avec qui j’ai travaillée déjà sur plusieurs spectacles, ne m’avait un jour révélé l’attachement très fort
qu’elle avait également pour les textes de ce poète. Cette lecture fut pour elle, comme pour moi, un choc. Une
telle expérience poétique commune ne pouvait que nous inciter assez naturellement à poursuivre notre
collaboration.
Le plus souvent, les spectacles se forment à partir du désir singulier d’un metteur en scène qui essaye
ensuite de fédérer autour de lui un ensemble d’artistes. Mais pour ce projet Je ne suis personne l’élan de départ
est venu simultanément de l’actrice et de moi-même. Ce point de départ peu commun nous a inspiré
évidemment une façon de travailler elle aussi peu commune. Cette méthode de recherche autour de la
théâtralité de Pessoa s’est construite à deux. Il était important qu’à travers ce travail résonnent plus que jamais
les sensibilités respectives du metteur en scène et de la comédienne et que tout ce processus de création puisse
être l’objet d’une élaboration à deux. Comment travaillons-nous à extraire la substantifique moelle théâtrale de
cette oeuvre poétique ?
Des hétéronymes du poète aux incarnations de l’actrice
Lorsqu’il n’écrivait pas sous son vrai nom, Pessoa inventait des noms de poètes imaginaires, des « hétéronymes », qui étaient autant de façons différentes d’écrire et de voir le monde. Au lieu de vouloir donner une cohérence artificielle à sa personne, le poète laissait vivre en lui et dans son écriture toutes les personnes qui l’animaient. Comme l’écrit Patrick Quillier, notre conseiller littéraire sur ce spectacle et aussi éditeur des oeuvres poétique de Pessoa dans la Pléiade :
« Un hétéronyme, recouvre seulement une part de la personnalité de son auteur et non un pseudonyme, apte à recouvrir toute cette personnalité. (…) Les hétéronymes sont avant tout des voix, et des voix différentes, la plupart du temps aisément reconnaissables. C'est ainsi qu'ils constituent ce que Pessoa luimême a appelé son « Trama em gente », son «drame à l'intérieur d'une personne» ; un dispositif dramaturgique mettant en scène des personnages intérieurs. »
Cette démarche de poète s’apparente de très près à celle de l’acteur qui puise en lui les âmes et les
corps dont il est doté afin de donner chair et vie aux spectres que sont les personnages de théâtre.
Toutefois, dans le cas précis des hétéronymes, nous ne cherchons pas à incarner sur scène chaque
poète derrière lequel écrit Pessoa. Cette démarche serait un peu illustrative et conduirait la poésie de Pessoa
vers un théâtre de personnages qui n’est pas exactement son pendant théâtral. La multiplicité des voix
poétiques à l’intérieur du corpus pessoien, nous invite davantage à mettre en éclat la tonalité générale du
spectacle. Je ne suis personne invite à faire de la poésie une expérience plurielle ; le spectateur y trouvera aussi
bien l’occasion de rire, d’angoisser, de sentir autrement le monde et les choses, de penser, de rêver, etc. Les
hétéronymes qu’adopte Pessoa nous éloigne d’une volonté d’unifier arbitrairement la parole poétique. Les
ruptures franches mais douces dans lesquelles l’actrice passera d’un texte à l’autre, seront autant de variations
sur les âmes qui se font entendre dans cette oeuvre de l’altérité par excellence.
L’improvisation comme voie d’accès possible aux thèmes de Pessoa
Aurélia et moi-même avons au fil du temps expérimenté l’intérêt que pouvait revêtir l’usage de
l’improvisation dans le processus de recherche et de création théâtrales. Sans nous éloigner d’un travail
exigeant et sensible sur les textes du poète, nous essayons d’approcher par certains exercices physiques et
d’imagination ce qu’ont pu être les expériences concrètes de Pessoa qui l’ont inspiré. Qu’est-ce qu’éprouver la
dissolution de son propre moi ? Qu’est-ce que sentir les choses de manière pure et absolue ? Dans quel état
nous plonge l’impression du vide et du néant ? Comment être sûr que l’autre qui est en face de moi existe hors
de ma propre conscience ?
Toutes ces questions qui traversent la poésie de Pessoa, sont une formidable matière de jeu et peuvent
permettre à l’actrice de s’approprier intimement ce cheminement intérieur d’où ont éclot tous ses poèmes.
La poésie et le clown
Comme l’écrit Jean Starobinski : « depuis le romantisme…le bouffon, le saltimbanque et le clown ont
été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d’eux-mêmes
et de la condition de l’art. »
Dans le cas de Pessoa, la dimension clownesque n’est pas simplement une image qu’il se donne, mais
une caractéristique forte de son être au monde. La clownerie de ce poète ne se situe pas dans l’humour de ses
textes – ils ne sont pas toujours drôles, loin s’en faut – ni dans le portrait qu’il dresse de lui-même, une sorte
d’homme au nez rouge.
Pessoa est clown avant tout par l’étonnement extraordinaire qu’il a devant la vie et qui prend toute la
place dévolue d’habitude à l’action. Son regard décalé, à la fois métaphysique, fantastique et comique sur le
monde, le mouvement acrobatique de son esprit et de ses sens qui plonge le lecteur dans un tourbillon de
beauté et d’absurdité, créent en nous une sorte d’innocence et d’irresponsabilité joyeuse comme celles qu’on
éprouvait enfant devant les artistes de cirque. Mais Pessoa est aussi un clown par son immense solitude, son
incapacité à faire société, à vivre « normalement » au milieu des « gens normaux ».
Bref ce poète insolite et isolé, ce vagabond de l’âme, nous inspire pour le théâtre, à Aurélia et à moi,
une poétique proche du clown, un jeu sans faux fuyant, face public, où la fragilité humaine est exposée dans
toute sa beauté et sa puissance comique. Des exercices liés au travail de clown nous permettent de faire
résonner autrement la parole de Pessoa, de la faire entendre dans son décalage si vif et surprenant.
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