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Liebe 1968

+ d'infos sur le texte de Alexander Charim
mise en scène Alexander Charim

: Où sont nos excès ?

Entretien avec Alexander Charim

Barbara Engelhardt : 1968 est redevenu aujourd’hui une date fortement politique : en Allemagne à travers la remise en cause de la contestation de gauche et les parallèles simplistes avec la Fraction Armée Rouge, en France avec une manière toute aussi simpliste, du côté des libéraux, de vouloir en finir avec 68, dans le contexte de l’évolution politique et économique. Vous faites partie d’une génération qui n’a tout au plus vécu concrètement 68 qu’à travers une éducation antiautoritaire : d’où vient votre intérêt pour ce sujet ?


Alexander Charim : Mai 68, c’est la génération de nos pères, qui avaient à l’époque le même âge que nous. Beaucoup des choses contre lesquelles ils ont alors protesté perdurent ou réapparaissent plus ou moins aujourd’hui : une société de consommation rigide, une guerre injuste, un ennui généralisé. Ceux qui avaient 20 ans à l’époque ne voulaient en aucun cas ressembler à leurs parents, par contre, aujourd’hui ressembler à ses parents ne pose plus de problème. La contestation n’existe quasiment plus. Mais ne pas contester cette société, cela signifie ne pas avoir d’imagination. Ne pas être en mesure de s’imaginer comment les choses pourraient être autrement. La plupart des jeunes parlent de famille et de carrière à 20 ans, les parcours sont prédéterminés. Pourquoi ces parcours, dans ma génération, sont-ils si emprunts de conformisme, et ceci jusque dans mon entourage, celui des jeunes professionnels du théâtre. Et pourtant, la question se pose à nous avec d’autant plus d’acuité : comment peut-on encore dire le monde aujourd’hui ? Qu’est ce que la conscience politique de nos jours ? Où sont nos excès ? Comment nous positionnons-nous face à la réalité ? Ou bien : Comment notre positionnement peut-il être autre chose que celui de la contestation, du changement ? La vieille question, que tous ont un peu honte de poser : Peut-on amener le changement par le biais du théâtre ?
Le fait de s’interroger sur 68 a donc à voir avec une nostalgie de la naïveté, de l’élan, de la joie qui ont permis la révolte. Si cette nostalgie existe encore, cela signifie qu’une part de 68 vit encore aujourd’hui. La nostalgie de cette ivresse peut-être, de ce moment où le changement était possible. Il s’agit donc dans le spectacle, de la distance entre 1968 et aujourd’hui, de la résignation et de la déception que 68 n’ait pas rempli ses promesses. Ce qui nous a intéressé, plus que 68, c’est le présent dans le miroir de 68. Il s’agit d’une reconstruction, du fait que des jeunes d’aujourd’hui jouent des jeunes de l’époque pour découvrir peut-être où demeure cette nostalgie. 68 signifie ici une autre langue, d’autres habits, un autre monde, une étrangeté vis-à-vis de cette époque. Peut-être pourrons-nous trouver par le biais de cette étrangeté ce qui aujourd’hui nous manque de cette époque. Reconstruction signifie cependant aussi que l’on remonte cette histoire. Quand sommesnous arrivés à un point où cela a commencé à aller de travers ? Comment retrouver ce moment ? Ce moment à partir duquel une autre vie était possible.


Un point de vue politique vis-à-vis de ces événements vous importe-t-il ? Un positionnement de votre génération face à la posture de la génération de vos parents ?


Il ne s’agit pas pour moi d’un point de vue sur les événements de l’époque, mais sur ceux d’aujourd’hui, et peut-être d’une contre-position face à un discours largement répandu, dans lequel la jeunesse est dépeinte comme désorientée et désintéressée. Je voulais parler de ma génération d’une autre manière, d’une nostalgie d’une autre expression politique fondée sur la prise en considération des sentiments, ce dont nous rêvons peut-être lorsque nous pensons à 68. De ma génération, j’ai voulu dire autre chose que l’absence d’issue et d’orientation qui en sont souvent les attributs, et qu’elle se donne elle-même du reste. Bien sûr, on peut toujours parler de l’impossibilité du changement, du désespoir et de la brutalité de l’Homme, ce qui est très en vogue au théâtre. On peut aussi parler du reste, de l’espoir que cela change, des aspirations et des rêves qu’ont aussi les hommes, de ce monde autre. Je trouve la construction de cette argumentation beaucoup plus difficile et donc plus intéressante pour le théâtre. L’autre, je la vois tous les jours sur CNN.


Vous ne misez pas en premier lieu sur l’actualisation, vous ne cherchez pas à tirer trop manifestement les personnages dans le 21ème siècle : comment votre confrontation avec l’Histoire permet-elle un discours sur le présent ?


Dans la mesure où nous le faisons aujourd’hui, avec toute notre présence. Cela peut sembler simpliste, mais cela ne signifie pas que la seule présence de jeunes comédiens rend la démarche actuelle. Ce qui m’importe, c’est de faire apparaître de quelle manière des jeunes d’aujourd’hui jouent des jeunes de l’époque. Développent une attitude et un rapport érotique vis-à-vis d’eux. C’est pour moi ce qu’il y a de plus intéressant au théâtre : le fait que nous, dans notre présent, jetions un regard sur ce qui est passé et nous est étranger, tout en racontant quelque chose de nous. Superposer deux temporalités, cela n’est possible qu’au théâtre. La question est de savoir comment rendre visible cette simultanéité, en faire un événement. La mise en scène des Perses par Dimiter Gotscheff me vient à l’esprit, il est parvenu de manière brillante à mon sens à rendre cette simultanéité.


Les registres de langage et les sources littéraires de diverses formes et de diverses époques se mêlent aussi dans votre collage de textes. Le théâtre est-il précisément un vecteur qui puise son énergie d’une telle hétérogénéité pour évoquer l’Ici et Maintenant ?


Pour le texte, je me suis inspiré de l’esthétique littéraire et filmique de l’époque. Les films sont excessifs, chaotiques, presque essayistiques. On perçoit toujours le processus et les conditions de la pensée filmique à l’oeuvre, et c’est aussi ce que je voulais pour la mise en scène. En outre, ce travail sur le matériau textuel permet de rendre les situations et les personnages plus ouverts à l’imagination des comédiens. On peut retirer ou rajouter quelque chose, on peut être discret dans son rapport au personnage et ouvert ; mais face à ce rapport les comédiens doivent se positionner.


Vous vous référez à Godard, Garrel, Eustache : quelle est l’influence concrète du cinéma ou de certaines esthétiques cinématographiques sur votre travail ?


Je suis toujours impressionné par l’amour du matériau que l’on ressent dans des films exceptionnels. Au théâtre, je rencontre souvent aujourd’hui une sorte de mépris pour son propre matériau, on a parfois honte des moyens du théâtre, on essaie de les dissimuler, de les « filmiser ». Je ne me reconnais pas dans cette attitude. C’est pourquoi l’influence du cinéma chez moi est indirecte. Ce que l’image est au cinéma correspond pour moi à ce que le comédien est au théâtre. Et tout comme un bon film a aussi toujours pour objet la façon dont on peut appréhender le monde par le biais des images, le théâtre doit se poser la question de savoir comment on peut y parvenir par le jeu.
Je me rappelle combien j’avais été impressionné par le noir et blanc dans Les amants réguliers.. Cela peut paraître étrange, mais ce qui m’a le plus touché dans ce film, ce sont ses couleurs. Un noir et blanc lumineux, clair, « coloré », une coloration totalement ascétique, à partir du noir et blanc seulement, mais qui semblait pousser jusqu’à l’extrême les tons de ces couleurs. Pour la scène finale, lorsque François rêve de la drogue, peu avant de mourir, Garrel a utilisé un filtre encore plus clair, l’image paraît presque surexposée, encore plus étrange. Aux images correspondent les bruitages. Dans de nombreuses scènes, des bruits apparemment anodins sont amplifiés, on entend soudain le bruit des couverts et des assiettes presque aussi fort que la conversation.
Pendant les répétitions, j’ai souvent pensé à ces couleurs, non pas pour les reconstruire ou les transposer, mais à cause de la présence physique des images, des sons, des phrases que je voulais conserver pour notre projet. Et j’ai commencé à me poser concrètement la question : quel est le « matériau » du théâtre, ce que sont au cinéma la lumière, le son, le celluloïd ? Je crois que c’est le comédien qui raconte, qui pense, le « comédien mourrant » (Heiner Müller) qui par son courage, sa force, sa détermination, mais aussi sa douceur évoque une autre vie, traduit la relation, le rythme, la nostalgie entre lui-même et cette autre vie. Cette relation correspond à notre rapport à 68. Faite de différence et de ressemblance, d’attirance et de rejet, elle pourrait être une énergie que nous n’avons peut-être que maintenant, avant que nous nous lancions dans la profession.


Plus largement, où puisez-vous vos images et vos inspirations pour la scène ? Comment celles-ci déterminent-elles votre façon de travailler avec les comédiens, les corps et les espaces ?


La première fois, mes parents m’ont emmené voir Lulu dans une mise en scène de Peter Zadek. J’avais 10 ans, et je n’ai donc pas compris grand-chose. Mais je me rappelle très clairement la scène dans laquelle Ulrich Wildgruber interprétant le Dr. Schön tombe la tête la première dans un énorme escalier. Il était allongé en bas et je me suis dit qu’il devait être mort. Je comprenais bien qu’il n’était pas mort, que c’était du théâtre, mais ces deux pensées coexistaient. Puis j’ai vu Ivanov, plus tard La Cerisaie et Rosmersholm, et les travaux de George Tabori - je crois que ce genre de travail n’existe plus aujourd’hui au théâtre. Plus tard, j’ai été assistant chez Zadek. La façon dont il travaille m’a fortement marquée, sa patience, sa mémoire, son approche impitoyable, mais aussi chaleureuse des acteurs, son intelligence politique et la radicalité avec laquelle il se pose toutes les questions. Et puis il y a aussi les choses que je regarde régulièrement, et dont je ne cesse d’apprendre : les opéras de Mozart en particulier et les films de Jean Renoir, d’Antonioni, de Lubitsch et de Robert Bresson.


Liebe 1968 constitue l’une de vos premières mises en scène et se caractérise malgré tout par une esthétique et une vision très précises. Celles-ci cependant sont également portées par les comédiens très jeunes et très impliqués, avec lesquels vous travaillez : comment le projet est-il né ? Dans quelle mesure a-t-il pris forme collectivement ?


Les comédiens et moi-même avons fait des études ensemble pendant 4 ans, nous nous connaissions bien et j’avais déjà plusieurs fois travaillé avec chacun d’entre eux. Il y avait donc une sorte de confiance mutuelle, c’est pourquoi je pouvais aborder les répétitions avec une relative incertitude, avec un texte certes, mais seulement des idées vagues quant à la façon dont on peut représenter la révolution sur la scène, ou le suicide. Dès le départ s’est instauré une réflexion commune sur ce dont nous voulions parler. Ce fut, d’un certain côté, un travail « facile », car ce que les personnages vivaient là, le premier amour, l’ivresse, la politique, faisait partie de notre propre horizon ; et d’un autre côté, les comédiens avaient régulièrement du mal à concilier notre époque avec 68.


Vous êtes au début de votre carrière de metteur en scène : quelle est la situation actuelle des jeunes metteurs en scènes dans le théâtre de langue allemande ? Les portes du Stadttheater s’ouvrent ou se ferment-elles ? Que souhaiteriez-vous : travailler de manière indépendante ou au sein d’une troupe permanente ?


Je voudrais pour l’instant expérimenter autant de choses que possible, c’est pourquoi je ferai les deux l’année prochaine : une production indépendante à Weimar et à Berlin et des travaux au sein du Stadttheater, avec un ensemble. Il n’est pas facile de s’affirmer sur ce marché. Je pense pour ma part qu’un théâtre de qualité ne peut émerger que d’une troupe permanente, de gens qui se connaissent et travaillent ensemble sur le long terme. Cette possibilité n’existe pour des metteurs en scène de mon âge que de manière exceptionnelle. Les formes intermédiaires m’intéressent en ce moment. Mon prochain projet portera sur Moderato Cantabile de Duras, avec des comédiens, des chanteurs, des danseurs et des musiciens.


Entretien avec le metteur en scène Alexander Charim par Barbara Engelhardt
(Traduit de l’allemand par Emmanuel Béhague)

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