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: Obscène

Légendes écrites par Jean-Luc Lagarce pour l'exposition de Lin Delpierre ''Obscène'' (1992).

Les photographies de Lin Delpierre auxquelles se rapportent ces textes, prises lors de répétitions de La Roulotte, sont accessibles sous forme de diaporama : cliquez ici.

Christine assise de profil en coulisse et Hervé assis au sol, torse nu, lisant.
Dans l'attente, de l'autre côté de la ligne blanche, ne pas dépasser, rester dans son territoire, assise, de profil, parfaitement immobile, elle est là. Elle ne fait rien, ce n'est pas à elle, ce n'est pas son tour. Elle écoute, la vie de l'autre côté, sur la scène, la vie qu'on ne voit pas. Elle est juste là, entre deux épisodes, deux scènes.
Il lit, il révise son texte, il s'interroge, il essaie de comprendre les secrets.
Pas un bruit, pas un geste, aucune inquiétude. La solitude immobile de l'acteur lorsque le personnage voyage.


Christine avec un mouchoir sur la tête.
Une noce. Au départ, je n'imaginais rien d'autre que tous ces mariages, toutes ces années, un spectacle sur le mariage. Hippolyte épouse Solange, Félix épouse Louise, Alexandre épouse Béatrice, puis plus tard, après la mort de Béatrice, Alexandre épouse Hélène. Toutes ces fêtes convenues, un peu imbéciles - jamais, je ne m'imaginais les choses ainsi - cette joie et ces regrets déjà.
Cette mélancolie venue aussitôt avec le bonheur et cette vulgarité si tendre qui nous prend lorsque les hommes tombent la veste et lorsque les femmes se mettent à rire trop fort.


Hervé couché, torse nu, avec la jambe de Christine.
Et plus tard, de nombreuses années plus tard, après le mariage, cette fatigue des corps, cette vulgarité un peu lourde, épuisée, des corps. La sexualité un peu triste des hommes et des femmes murs et la douceur aussi des odeurs.
Ils attendent dans la coulisse - elle a filé un bas - ils se reposent après l'amour ou avant de jouer.


Hervé (assis) et Christine m'écoutant dans la coulisse.
Les acteurs, je l'oublie bêtement, parfois, les acteurs écoutent. Photo de répétition. Tout le temps du travail, ils écoutent, cette écoute tendue vers deux ou trois mots, perdus au milieu du discours, un détail pour juste reprendre, recommencer, être là à suivre la parole, essayer d'être dans mon histoire, être au plus proche de ce que j'ignore moi-même, s'efforçant de trouver en eux le secret.
Le regard de l'actrice tellement attentif, tendu vers moi et sa fatigue à lui, sa fatigue physique et son abattement, pas d'autre mot, tout son effort pour juste entendre, comprendre et donner ensuite.


Mireille ( le baiser)
Mireille et moi, nous nous connaissons depuis dix-sept ans, nous travaillons ensemble depuis dix-sept ans. Nous nous sommes connus au Conservatoire à Besançon, nous avons fait du théâtre amateur et Les Solitaires Intempestifs est notre seizième spectacle ensemble. On ne se parle presque pas sur le plateau, très peu, j'oublie de lui dire, elle me demande très peu de choses. Avant la création d'une pièce, on se dit deux un trois mots - j'avais pensé que tu pourrais jouer ce rôle là - et nous évoquons assez rarement le passé, les souvenirs anciens, les anecdotes. Très rarement, nous mangeons les deux ensemble et je ne me souviens pas que nous ayons pu aller au cinéma sans personne d'autre que nous. On se téléphone assez peu, nous ne nous écrivons jamais. Elle est dans ma vie.


Tous ces longs mois difficiles, le mardi vers treize heures, elle me réveillait doucement lorsque le train entrait Gare de l'Est.



Mireille et Jean-Michel, juste les visages dans l'ombre.
C'était un couple qui vieillissait doucement. Je les regardais vieillir.
Elle disait au début, le temps de la jeunesse "Alors, c'est la même histoire que l'année dernière! " - et lui trichait comme trichent les hommes séduits et inquiets.
Plus tard, de plus en plus lents, de plus en plus posés, devenus graves, paisibles et graves, ne se disant presque plus les choses, ils s'abandonnaient, s'oubliant l'un l'autre, lui toujours enfant et elle, regardant le Monde en face, lucide et silencieuse. Ce qu'ils faisaient là, ce qu'ils racontaient, c'était le long travail du deuil amoureux.


Mireille et Jean-Michel dansant.
Est-ce que j'ai fait, sans le savoir à l'origine, ce spectacle pour parler de mes parents, du souvenir de mes parents, le souvenir que j'en garde, que je voudrais en garder? De ces dimanches de fêtes où dans la salle de bal d'un restaurant, après le mariage d'une cousine, mon père faisait danser ma mère.
Le regard de l'Enfant Nicolas sur la vie avant sa naissance, le rire de l'Enfant, son jugement avant d'entrer en scène.


Nathalie appuyée contre le mur.
Un tableau de Hopper, cela s'appelle "L'ouvreuse de théâtre", je ne sais plus. Nathalie dans le coin du tableau, un détail, fatiguée, ou un peu triste - comment faire? comment trouver en soi une chose qu'on ignore ou qu'on ne veut pas connaitre? - ou juste réfléchissant à la scène suivante.


Nathalie de dos (vue de la salle en face).
Et là-bas, lorsque l'actrice est seule, la scène entière pour elle, fragile, lumineuse, en face, dans l'obscurité de la salle, les hommes et les machines l'observent. Ils l'aident et l'inquiètent. Elle marche jusqu'aux extrêmes limites, on essaie de se parler au dessus du vide.


Nathalie en robe blanche, main sur la poitrine, devant Christian.
Femme amoureuse. Juste, rien d'autre, la chanteuse écoutant le pianiste, le travail, dans la pénombre. S'écouter l'un l'autre, être attentifs, prendre garde à la douceur des choses.


Nicolas, endormi, et moi (mes mains).
Parfois, c'est tard la nuit, on voudrait s'arrèter, prendre un leger repos, ou essayer de se relire. Attendre un peu. On ne comprend rien, on ne sait pas, on ne sait plus, ce qu'on voit, on ne le comprend pas ou on le comprend mal. On s'est trompé peut-être. On est tout seul, dans l'obscurité, face à eux tous, bagarrant ensemble. On n'a plus le droit. L'Enfant s'est endormi. Qu'il n'ait jamais des mains aussi laides.


Hervé torse nu à peine entraperçu.
A peine entraperçu, donc, à moitié nu, il venait dans l'obscurité dire le début, le tout début, le premier homme, lui, là, le premier homme.
A peine abandonné, sur le vide de la scène, aussitôt elle le rejoignait, elle, là, la première femme, déjà prête à lui couvrir les épaules, qu'il ne prenne pas froid, le conduire doucement à nouveau vers la maison, le ramener au Monde, lui faire oublier ses chimères, sa longue interrogation à Dieu et aux étoiles, lui faire retrouver la lumière, n'être plus qu'un homme parmi les autres, ni plus ni moins. Etre à nouveau sur cette terre, "nous, les héros".


Nathalie enlaçant François (ombre de Lin (?) au premier plan)
La violence parfois, encore, mimée, la violence du mensonge. On triche, on joue l'enlacement, l'étreinte, et vu de biais, à la dérobée, image volée, il ne reste rien de plus que l'apparence, le jeu de l'amour, sa brutalité, sous le regard du voyeur.



... tête de mort, à la cave, prisonnier paisible de ses propres démons...

Jean-Luc Lagarce

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