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: A propos des Solitaires intempestifs

A quoi correspond ce collage dans l’œuvre de Lagarce ? Une réponse à cette question détermine en partie celle de son intérêt. Mais ce serait simple. Déjà il y a des réponses fragmentaires. Et des questions en suspens, des rêveries, des hypothèses, une énigme… et, last but not least, la paternité symbolique d’une maison d’édition.
Le collage s’écrit en accompagnement d’autres projets concurrents, par exemple la Trilogie du revoir de Botho Strauss, que Lagarce n’a pas pu monter, œuvre à laquelle il emprunte des scènes, des prénoms l’idée d’un espace collectif, et pas seulement…
Tout emprunt de scène est là un aveu : de la bibliothèque secrète, des « modèles d’écriture, des grands accompagnateurs de l’œuvre en cours. Tchékov, Flaubert, Jouhandeau, Eustache… toujours un livre à la main, journaux, lettres et notes les consignent.
Il nous livre donc là ses amours littéraires, ses modèles secrets, il s’essaie avec eux, il fraie des thèmes, et surtout des formes de l’écriture dans la liberté inouïe du collage, sa désinvolture et son kitsch avoués qui permettent tout : les Solitaires intempestifs c’est donc aussi la matrice des grandes pièces de la fin, des grands déballages en famille à la langue tenue et débridée à la fois par le compagnonnage avec la maladie.
Et puis, c’est la paternité symbolique du Handke de Par les villages à qui il emprunte un titre : « ne vous réveillez pas les uns les autres en aboyant comme des chiens…désespérés, vous seriez morts. On ne peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires intempestifs… »
Intempestifs, in-tempestifs, hors de saison (in-tempestas, saison en latin.)
Hors saison, hors de saison, de manière inopportune, hors de propos.
Ethymologie analysée sans doute par Lagarce qui divise la pièce en quatre saisons…
Qu’est-ce donc, au fond, qui serait hors de propos, inopportun ?
la solitude, non, les solitaires, oui, vous avez dit hors de saison, hors de propos …les solitaires écoutez les, là, ce qu’ils disent est soudain hors de propos dans la situation, leurs propos sont peu de saison, à chaque saison, quand ils se rencontrent, quand ils se marient, quand ils parlent aux enfants, quand ils enterrent leurs amis…
Cela voudrait dire que, oui, peut-être, leurs egos exacerbés, le soin de leur solitude, comme une quête toujours manquée de l’autre. Propos hors de saison, à chaque fois, signe de l’époque, et d’une petite bourgeoisie boursoufflée.
Et en les entendant, ne sentons nous pas que nous-mêmes, parfois, aussi, hors de saison… C’est là que, Tchekov, Flaubert, si décalés, dans le siècle d’avant, se retrouvent, au fond, aussi bien de saison…
Terriblement flaubertien, dans son désenchantement féroce, ce « coupé /collé » tonique et kitsch .nous amène à poser un regard lucide sur nos amours en miettes, quand le temps a dissipé les illusions.
C’est une danse rythmée par un semblant de cabaret, celle des couples qui s’approchent et se déchirent, toujours pareil, celle des gens et des bandes où le flux des uns accule et repousse les autres .Une fête. On s’apercevra que c’est un mariage. Une jeune femme, hystérisée, apostrophe les hommes « riez, faites quelque chose, distrayez les jeunes filles ». Années 60. Les mariés jouent encore à cache-cache dans les bosquets du XIXème siècle.
Ainsi perdure longtemps un siècle dans l’autre.
Quelques années plus tard, d’autres couples s’engagent dans l’aventure matrimoniale pendant que les premiers se débattent enlisés. De fête en fête, d’une saison l’autre, le solitaire, en chacun, brame à la cantonade sa plainte et son désenchantement.
Dans les vents d’automne tout se délite, le vit, les pousse comme des esquifs à la dérive vers cette fin de siècle.
Une femme meurt d’un cancer, tandis que l’autre récupère le veuf alcoolique ; les autres couples sont toujours au bord du divorce sous le regard lucide d’un enfant qui grandit.
Quelques règlements de compte, un dernier verre, comme une danse au bord du gouffre de cette fin de siècle, à moins que ce ne soit déjà au bord des éclats et des débris urbains de la violence du siècle naissant. L’enjeu est bien du drame des vies : le désenchantement, la perte, le deuil, le fourvoiement , les chemins perdus .
Tout cela se dessine peu à peu en filigrane à travers le portrait d’une génération, une sorte de portrait de groupe, les parcours sensibles d’une génération (historiquement, approximativement, celle de 68).
Le collage invite à visiter ces vies à travers la dimension du collectif, comme dans Tchekov ou Botho Strauss.
Lagarce dit : « une tribu sous la lune ».
Chercher cette danse, cette sorte de ballet de tous et de chacun. Chercher le moment de l’aveu, le moment fragile que l’acteur nourrit de ses failles… le spectateur aussi.
C’est à ce prix que ces parcours de vie viennent nous poinçonner, sans se contenter de nous présenter un album photo rétro et complaisant.


Josanne Rousseau
Novembre 2006

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