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Les Pauvres gens

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mise en scène Denis Guénoun

: Entretien avec Denis Guénoun

Propos recueillis par Marion Canelas.

Vous avez été invité à mettre en scène le projet de fin de formation de l’Institut Supérieur des Techniques du Spectacle (ISTS), programmé au Festival d’Avignon. Quelles sont les origines de cette collaboration ?


Denis Guénoun : Peu après la création de l’ISTS en 1986, est née l’idée puissamment originale de faire de l’exercice de fin de formation un spectacle à part entière pris en charge presque intégralement, puis intégralement, par les régisseurs et chefs machinistes. Je signale que ça a débuté très brillamment puisque l’un des premiers à avoir mené ce travail est Tadeusz Kantor, qui a donné – ce n’est pas étonnant de la part de Kantor, mais enfin c’est notable dans ce contexte – quelque chose d’une puissance créatrice à couper le souffle : le spectacle Ô douce nuit, en 1990. Cette année, avec l’arrivée d’un nouveau directeur à l’ISTS, David Bourbonnaud, et celle d’Olivier Py à la tête du Festival d’Avignon, les discussions ont abouti à deux décisions successives : la première a été de solliciter, pour réaliser la mise en scène de ce travail, un artiste qui soit lié à la programmation du Festival. C’est ainsi qu’on a eu la gentillesse de faire appel à moi, en tant qu’auteur de Mai, juin, juillet, une pièce présentée au Festival dans une mise en scène de Christian Schiaretti. La deuxième décision a été de programmer le spectacle au sein même du Festival.


De combien de personnes l’équipe est-elle constituée ? Comment organiserez-vous le travail ?


Il s’agit de régisseurs et de chefs machinistes professionnels venus suivre à l’ISTS un stage dans le cadre d’une formation continue, d’un an pour les premiers, et de cinq mois pour les seconds. Les régisseurs, au nombre de dix, sont en grande partie des régisseurs lumière et pour un nombre moins important des régisseurs son. Les chefs machinistes, régisseurs au plateau, sont sept. Il va donc être question de trouver une répartition et une alternance dans les postes de chacun. Parce qu’évidemment nous partons d’une question très étrange : qu’est-ce qu’un spectacle avec seulement des techniciens ou, pour le dire clairement, qu’est-ce qu’un spectacle sans acteurs ? C’est une grosse énigme. S’agira-t-il seulement de pointer au centre de ces pratiques techniques une espèce de vide, pour dire : voilà ce qui manque, les acteurs que nous aurions pu avoir et que nous n’avons pas ? C’était ma première idée. Le spectacle pourrait être une préparation qui se terminerait au moment où les acteurs vont entrer. Ça m’a paru un peu artificiel. En tout cas, il s’agit bien d’exhiber la théâtralité de l’acte technique. Tous les gens qui ont participé à des répétitions savent que des moments de montage ou d’installation peuvent être des moments de théâtre magnifiques. Il importe de ne pas perdre la théâtralisation de l’acte technique au moment d’entrer dans la fiction. Je pense à E la nave va de Federico Fellini, ou à la vidéo de Luca Ronconi à partir du Roland furieux, ou bien encore à celle de Philippe Parreno sur Marilyn Monroe : toutes ces œuvres ont pour caractéristique commune qu’au moment de la plus intense constitution de l’image, on voit la machinerie. C’est très brechtien.


Cette création confère aux techniciens du spectacle des attributions qui habituellement ne sont pas les leurs. Quels enjeux cette singularité ajoute-t-elle au projet ?


Cette idée constitue la personnalité propre à l’ISTS : la formation qui y est donnée n’est pas strictement ou étroitement technique. Il ne s’agit pas seulement de donner des savoirs dans un domaine déterminé comme la régie lumière, la régie son ou la machinerie. Il s’agit d’intégrer cette formation, de façon très délibérée et très forte, dans une approche d’en­semble de la réalité du spectacle. Le travail de fin d’année résulte aussi de cette volonté. Pour ce qui concerne la prise en charge du jeu par ces professionnels du spectacle mais non acteurs, de deux choses l’une : la première hypothèse, c’est que dans ce groupe il y a des gens à qui on peut légitimement, et de façon digne, demander d’occuper la place des acteurs. Par exemple, il y a parmi ces régisseurs des gens qui ont suivi, avant de se consacrer à la technique, des formations d’acteur de haut niveau dans des écoles professionnelles, à l’ERAC (École Régionale­ d’Acteurs de Cannes) ou à l’école de la Comédie de Saint-Étienne (invitées également au Festival). La deuxième hypothèse, c’est qu’il y a du grand théâtre sans acteurs. Ça ne veut pas dire sans personne sur scène, ni sans rapport au texte, mais il y a bien une place pour ces acteurs qui n’en sont pas, ou ces acteurs absents. Travailler avec ces contraintes­ m’a d’abord paru effrayant. Ça demande évidemment une grande sobriété, et ça suppose une certaine modestie. C’est pourquoi j’ai choisi un texte consistant.


Quel a été votre cheminement pour aboutir au choix de ce texte, Les Pauvres Gens de Victor Hugo ? Avez-vous reçu des indications de la part de l’ISTS quant à un thème ou à une forme que devrait prendre le spectacle ?


Non, la liberté de choix a été totale. Ce ne devait même pas forcément être un texte ; ce pouvait être un schéma, un scénario, une idée. J’ai tout imaginé. J’ai lu beaucoup de littérature, souvent contemporaine, pas nécessairement pour y choisir un texte mais pour y trouver un embryon, un déclencheur quelconque. Et c’est à ma propre surprise que je suis arrivé à un poème, et à un poème de Hugo, et à ce poème-là. À ma propre surprise, à ceci près qu’il y a une chose que je savais depuis le début, qui est liée aux conditions de cette création mais aussi à ma façon d’être et d’aimer le théâtre : je voulais quelque chose qui soit extérieur à notre rassemblement. En m’informant sur les sessions précédentes, je me suis rendu compte qu’il s’agissait souvent d’un montage de séquences qui résultaient d’un processus d’élaboration conduit avec les stagiaires eux-mêmes, à partir d’une collecte de souvenirs ou de séances d’écriture, méthodes que je ne souhaitais pas reprendre. Par ailleurs, je voulais quelque chose qui tire le travail vers le haut, avec un point d’exigence – qui s’avère être un point d’exigence poétique et éthique – très élevé. Je souhaitais nous obliger à rejoindre un objet qui au départ nous dépasse, qui ne nous soit pas donné dans la familiarité. Enfin, obscurément, je sentais que, comme les participants ne sont pas acteurs et qu’il n’est pas question de faire en sorte qu’ils le deviennent rapidement, j’avais envie d’un texte, et d’un texte formalisé, pour qu’ils entrent en dialogue avec une forme extrêmement forte et contraignante – en l’occurrence l’alexandrin et qu’on voie comment des non acteurs professionnels peuvent entrer dans ce registre.


Quel est le « point d’exigence éthique » que vous fixez par le choix de ce poème ?


Ce poème est une épopée de la générosité, de la bonté. C’est un hymne à l’adoption. Des gens qui ont absolument toutes les raisons matérielles et morales pour refuser d’adopter des enfants, adoptent néanmoins parce qu’il le faut, sur le plan purement éthique. Et puis il se trouve que ce texte fait partie des poèmes qui ont été le véhicule de l’enseignement républicain en France jusque dans les années 1960, aussi bien sur le territoire de la France métropolitaine que dans les colonies – par exemple­ où j’ai été élevé, enfant : en Algérie. Alors, c’était un, apprentissage compliqué puisqu’il s’agissait d’apprendre deux choses simultanément. Il s’agissait d’apprendre une idée de la République qui était celle de l’universel. La république n’est pas une propriété mais une capacité d’ouverture. Ces héros étaient les premiers héros anonymes, dont l’acte héroïque s’inscrit absolument dans la vie ordinaire. Les personnages sont posés comme principes de mise en pratique concrète, sans déclarations, de l’idée d’universalité. Puis, la deuxième chose que les enfants venaient apprendre avec ce poème, c’est la langue française, la langue française rythmée par l’alexandrin de Victor Hugo, qui est à la fois emphatique et sobre. C’est une école de la langue de la France comme République, si on met sous le mot France quelque chose d’absolument ouvert. Voilà l’idée éthico-politique qui motive mon choix. Mais vous voyez bien qu’en parlant de cet aspect, on aborde déjà l’as­pect poétique. L’instrument principal de l’unification républicaine a été le rapport à la langue, et en particulier à la langue poétique. Cela pose à la fois une distance et un chemin à faire vers. Pas vers un modèle unificateur au sens d’assimilation réductrice ; vers une ouverture. Il est évident que ça a un petit lien avec le fait de faire dire ce texte par des non acteurs. Il a été dit pendant un siècle entier par des gens qui n’étaient pas programmés pour dire des poèmes et encore moins des alexandrins.


Au-delà de sa forme, ce texte contient de nombreuses images qui sont également très puissantes. Quels défis scéniques et techniques induisent-elles ?


Toutes les étapes sont très difficiles, parce qu’il s’agit de tempête, de maison détruite, de course dans la lande... Ce ne sont pas de petites images. Il faut également faire quelque chose des deux cabanes : l’une, lieu de vie très intense ; l’autre, lieu de mort. Mon intuition dramaturgique est que les deux sont la même. Dans les deux cabanes, il y a une femme. Dans les deux cabanes, l’homme est absent. Dans les deux cabanes, il y a un berceau. Dans les deux cabanes, il y a des enfants, petits. Il s’agit de traiter ces deux habitations comme si, lorsque l’héroïne sort de chez elle pour s’aviser de ce qui se passe chez sa voisine, elle voyait sa propre vie tourner au désastre. Il faut donc que scénographiquement ce soit la même maison ; à la fois réelle et vivante, et à la fois fantastique et cauchemardesque.


Outre ces gageures, quel aspect de ce poème vous incite à le porter à la scène bien qu’il n’y soit pas destiné ?


Quelque chose que j’aime énormément dans ce texte s’adapte à ce que je veux tenter là. Le poème est nourri de descriptions extrêmement visuelles, sur un noyau d’action extrêmement resserré. C’est un récit qui progresse et qui s’élève peu à peu vers un tout petit dialogue, très bref, qui occupe la dixième et dernière séquence du poème. Deux personnages parlent, échangent des répliques. C’est un peu une genèse de l’acte théâtral. On part du récit, complètement non théâtral – que je projette de travailler sous une forme qu’on pourrait dire chorale – et peu à peu se dessinent une situation, puis une action, et enfin une toute petite scène de théâtre, qui est le point culminant. Or c’est bien ce qu’il s’agit de créer avec ce groupe de régisseurs et de machinistes. Pour moi, c’est le chœur de stagiaires de cette promotion qui raconte l’histoire. Ce n’est pas un chœur fictif. « Poésie » ne signifie pas éthéré, en l’air, ou dans les nuages. J’ai toujours eu l’impression que la poésie était le déclencheur de l’acte théâtral, en même temps que le théâtre était un opérateur et un chercheur pour le noyau poétique. Pour le politique ou l’éthique, c’est au moins aussi vrai, en ce sens que la poésie c’est : en toute chose sensible, voir la capacité de transport, de déplacement, d’excès. Voir ce qui sort du littéral, voir la puissance de métaphorisation qui est dans tout acte de langage et donc dans tout acte humain. C’est ce qu’on peut rêver de montrer à l’occasion de ce spectacle : l’acte technique comme procédé de transfiguration par des opérations qui ne sont pas magiques, mais bien concrètes.

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