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Les Justes

+ d'infos sur le texte de Albert Camus
mise en scène Tatiana Spivakova

: Note dramaturgique

« Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. » écrit Albert Camus dans Ni victimes, Ni bourreaux en 1948. Malraux aurait prédit le XXIe siècle comme « un siècle religieux ».


Notre siècle – ou la somme des siècles précédents, semble être le siècle de l’illimité, de l’incommensurable. Les avancées techniques et technologiques nous dépassent. Les banques contrôlent le monde. La guerre détruit continents, peuples et nations. Et sur la scène mondiale, nous sommes tous des victimes potentielles de la terreur. Face au sentiment d’impuissance dans laquelle nous plonge cette lucidité réductrice, je me suis retrouvée paralysée. Paralysée et fascinée par cette violence omniprésente. La violence répugne et sidère, elle nous ôte la faculté de penser, nous façonne à son image. Bouche bée, je regarde cette violence dont la puissance des moyens d’anéantissement dépasse les frontières du possible.


« Peut on parler de l’action terroriste sans y prendre part ? » demande Kaliayev dans Les Justes.


Camus me sort du marasme. Me pousse à réfléchir, à tenter de comprendre. Sans donner raison à ces « meurtriers délicats », il leur donne des raisons. Il ouvre au dialogue. Comprendre mieux pour mieux combattre. Il se place au coeur de la tension, entre l’injustifiable et l’inévitable, entre la limite et l’exception, tentant de cerner le chaos.
Camus me sauve de ma paralysie. Et je monte Les Justes. Ma révolte commence ici. Dire « non » à l’absurdité de notre condition et dire « oui » à la vie.


Les justes dessine une anthropologie du geste terroriste comme moyen d’action politique. Le « meurtrier délicat » s’oppose au « meurtrier logique ».


Pour Kaliayev, le meurtre commis est une transgression inexcusable mais nécessaire. Porté par un dévouement sans bornes, par l’amour du peuple, et l’envie de bâtir une cité juste - libérée de l’autocratie, il se heurte pourtant à son code d’honneur et se refuse à lancer la bombe destinée à tuer le grand duc Serge à la vue des enfants assis à ses côtés. Il accepte de donner la mort au despote et payer de sa vie pour la vie d’un autre, mais ne peut se résoudre à faire des victimes innocentes, dommages collatéraux. La disjonction entre la victime et la cible est brisée par le regard. La vue des enfants fait réapparaître la victime innocente au delà de la cible et s’érige face à l’idée abstraite du meurtre d’une tyrannie au profit de générations futures. Stepan - homme de fer, raide et déterminé, met la justice au dessus de la vie, il veut tuer le despotisme et discrédite les cas individuels. Son exigence du succès historique suspend l’exigence morale.


C’est ici que l’intrigue se noue. Dans ce fossé entre le nihilisme moral de l’un et l’exigence éthique de l’autre - en quête désespérée de justification et de mesure. La liberté de tuer fait face à l’inéluctable culpabilité. Les personnages ne cessent de douter, de questionner leur détermination. L’ambiguïté du doute les rend irrémédiablement humains. L’espoir d’une autre justice ne les quitte jamais.


« L’homme peut-il à lui seul créer ses propres valeurs ? » se demande Camus.


Ils ont existé, ces hommes-là. Ils sont bel et bien vivants. Vivants, car plus que jamais remplis d’amour. Ils renoncent à l’amour égoïste et tendre, entre deux individus, pour un amour sans mesure, un amour fraternel et porté vers l’être humain en ce qu’il a de plus sacré. Dora et Kaliayev, dans leur lyrisme du souvenir, symbolisent le drame d’un couple aussi bien que le drame d’une époque. Ils ne pourront s’aimer que dans la mort comme l’annonce la citation de Roméo et Juliette écrite en exergue.


« Tout meurtre justifié doit s’équilibrer à l’amour. L’échafaud pour les terroristes était la preuve par neuf de leur amour » écrit Camus dans ses Carnets.


Les enjeux politiques en quête désespérée d’amour sont transcendés par le même dessein : redonner à la vie humaine son caractère sacré.


Aujourd’hui, alors que le nombre d’exécutions capitales ne cesse d’augmenter dans le monde, que le corps d’un homme, d’une femme ou d’un enfant sont utilisés comme bombe humaine, que les temples ancestraux sont rasés, que les têtes sont tranchées face à la mer, il me semble que la parole de Camus mérite d’être entendue de nouveau. Et de manière urgente.


Il est évident que le terrorisme décrit par Camus n’est plus celui qui sévit dans notre monde contemporain. Un autre terrorisme est né, toujours plus impitoyable et plus féroce encore. Pourtant les principes moraux de Camus agonisent d’actualité. N’ayant jamais prétendu donner de réponses définitives, l’oeuvre de Camus nous responsabilise en nous incitant à nous poser les bonnes questions. Elle permet d’éclairer une actualité brouillée, surchargée d’images et d’opinions, et nous invite à nous méfier de l’engrenage médiatique mais aussi d’un fondamentalisme radical qui sacralise une cause et diabolise ceux qui remettent en question ses valeurs. L’homme révolté est l’homme de la réflexion.


La parole de Camus est chargée de soleil. Elle tend à reconstruire une communauté politique, un monde humain pour l’humain, par le rappel des limites et d’un cadre dans lequel il doit s’inscrire. Voilà pourquoi il m’est nécessaire de donner forme à cette parole. De lui donner corps. Avec nos corps d’aujourd’hui, nos voix, et nos doutes. Le texte est abordé de manière instinctive, impulsive, et primitive pour ne pas tomber dans le piège du cérébral – capable de nous emprisonner dans une immobilité statique. Cette parole à l’os nécessite à mon sens de redonner chair aux mots, dans un souci essentiel de concret.


Je ne me suis jamais sentie chez moi que dans mon enveloppe charnelle. Et dans ce chez moi, je me bats pour ne pas me faire juge de la réalité qui m’entoure et me happe. Seulement, malgré ce souci constant d’équité, cette place n’est jamais acquise. Alors j’avance. On avance.

Tatiana Spivakova

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