theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Sang des amis »

Le Sang des amis

mise en scène Jean Boillot

: Notes dramaturgiques

La guerre civile
Reprenant, réécrivant et condensant Jules César et Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, Le Sang des amis de Jean-Marie Piemme traverse les guerres civiles romaines : de l’assassinat de César par Brutus et le camp républicain, à la mort d’Antoine scellant la victoire d’Auguste, en passant par l’écrasement du parti républicain par l’alliance entre Octave et Antoine. Cette quinzaine d’années d’affrontements, d’alliances et de trahisons, est elle-même prise dans un mouvement plus large : l’assassinat de César est la conséquence de la première guerre civile qui l’avait opposé à Pompée, dont le fils reviendra dans le jeu quelques années plus tard ; d’autres guerres et d’autres divisions suivront. C’est bien en un mouvement sans fin que «la guerre civile se nourrit de la guerre civile jusqu’à ce que, exsangue, elle se couche sur le flanc en bête blessée et refuse d’avancer. Et on appelle “paix” l’attente de la prochaine division». Loin d’être l’exception, la guerre civile apparaît bien plutôt comme la règle qui habite et fonde la vie politique, et que seul l’épuisement des forces suspendrait temporairement et précairement («nous ne sommes “civilisés” que dans les moments d’histoire où nous arrivons à suspendre le mouvement mortifère de la division », dit Piemme). Voilà de quoi interroger notre présent et notre histoire contemporaine, par exemple notre dernier demi-siècle de « fausse paix » occidentale, pour voir comment œuvre ce «mouvement mortifère de la division (…) constitutif du genre humain », comment il engage et travaille les corps et les esprits, fonde et défait les alliances et les amitiés, traverse le corps politique comme le corps intime, qu’il revient hanter, comme le fantôme de César revient hanter Brutus.


De l’assassinat de César à l’Empire
Piemme reprend le cours historique, tel que l’a raconté en particulier Plutarque, et celui des deux pièces de Shakespeare, pour construire une fresque épique et politique en trois parties. La première tourne autour de l’assassinat par Brutus de César, sourd aux avertissements qui lui sont prodigués, suivi du discours que tient Antoine devant son cadavre, retournant le peuple romain contre les conjurés. La seconde représente la sanglante répression menée par Octave, Antoine et Lépide, et la guerre qu’ils mènent contre le camp républicain, jusqu’à l’écrasement de celui-ci. La troisième, enfin, voit Antoine en Egypte pris par les charmes de Cléopâtre s’opposer à son ancien allié Octave, jusqu’à sa défaite qui marque l’instauration de l’empire de celui qui pourra désormais se nommer Auguste. Elle creuse l’écart entre l’Orient et Rome, tout en continuant de montrer avec l’ascension d’Octave l’avènement d’un rapport moderne au pouvoir, annonce de nouvelles lignes de partage et de conflits entre le Sud et l’Occident. En cela comme dans l’ensemble du Sang des amis, Piemme creuse dans sa réécriture les échos avec notre modernité et l’interrogation du politique contemporain : non pas en « adaptant » ou en transposant, mais, dans une « théâtralité d’aujourd’hui », en parcourant l’histoire romaine de stridences contemporaines. Dans une forme elle-même comme en conflit, ou tout du moins tissant une hétérogénéité revendiquée autour du fil du récit, il articule de courtes scènes tendues et cinglantes et le récit-commentaire des personnages qui prennent en charge la narration-jeu, déployant une écriture condensée et directe qui se plaît à jouer des variations de registres, dynamique et nerveuse.


L’aveuglement / L’absolu / L’amitié
Ces trois parties se focalisent sur trois motifs qui leur donnent leurs titres (« l’aveuglement », « l’absolu », « l’amitié ») ; mais ces motifs circulent et sont déclinés tout au long de l’ensemble : trois motifs tragiques par excellence, trois lieux d’activation de la contradiction, à travers lesquels se donnent à voir les manières dont la division se diffuse tout autant dans le politique et dans l’intime, traverse le corps social aussi bien que les corps individuels.


L’aveuglement tragique, c’est celui qui caractérise aussi bien les protagonistes de ces luttes de pouvoir que ceux qui se croient hors de ces conflits et ces enjeux mais se trouvent rattrapés et détruits par eux. C’est par exemple celui de Cinna, un des narrateurs de cette première partie, jeune homme « apolitique » et uniquement soucieux de lui-même, que son affirmation constante de désengagement et d’indifférence n’empêchera pas d’être tué par méprise lors des émeutes suivant l’assassinat de César. C’est celui de toutes les «victimes collatérales» et anonymes, prises dans des affrontements qui les dépassent et les emportent. Mais c’est également celui des protagonistes qui sont au cœur même de ces luttes de pouvoir, des grandes figures politiques qui ne cessent de penser, stratégiquement ou idéalement, l’effectivité de leurs actes mais échouent toujours à saisir l’ensemble des situations et des conséquences qu’ils produisent : de l’ambitieux sûr de sa fortune et sourd aux avertissements des devins et de ses proches qu’est César à l’idéaliste Brutus, déchiré par les choix qu’il doit faire et qui déclarera finalement que « la conséquence de ses actes ne lui appartient pas ».


Brutus ou le déchirement de l’absolu, d’une certaine manière. Ce dont il fait l’épreuve tragique, d’une certaine manière jusqu’à la mélancolie, c’est l’écart entre les principes qui déterminent le choix des actes et les conséquences de ces actes, le heurt de son aspiration à un absolu moral et politique, de son idéalisme vertueux, et du réel. Sa femme Portia, principale narratrice de la deuxième partie, représente plus encore cette revendication de l’absolu comme principe d’action et de vie, la conviction que « l’élan vaut mieux que le résultat, que seul le mouvement de nous-mêmes vers un au-delà de nous-mêmes peut s’appeler une vie ». Une « aspiration à la perfection », un rêve d’être « purs dans un monde purifié » qui peut aller jusqu’au fanatisme… Face à lui, le cynisme politique d’Octave, le futur Auguste, comme une figure du gouvernant moderne aux résonances contemporaines évidentes, entre cruauté inhumaine, froideur technique et manipulation médiatique. Son triomphe, ce sera celui du cynisme des vainqueurs, qui pourront réécrire l’Histoire à leur gloire sur les cendres encore chaudes des champs de bataille, et instaurer la paix, la sécurité et la prospérité économique d’un nouvel empire dont les rênes seront fermement tenus…


L’autre absolu mis à mal, si ce n’est broyé, par la division des guerres civiles et les jeux du pouvoir, c’est celui offert par l’amour : celui qui unit Brutus et Portia, bien sûr, mais aussi celui que découvre Antoine auprès Cléopâtre dans un Orient si loin de Rome, qui offre comme une nouvelle vie au guerrier-rhéteur qu’il était, même si c’est pour le mener finalement à sa destruction. L’attention intime pour l’autre, présentée à travers les nombreux « couples » de la pièce sous toutes les formes du lien d’un à un, que ce soit l’amour, le lien quasi-filial ou la fraternité des compagnons d’armes, en autant de formes singulières de cette philia qui fonde le vivre-ensemble et sans laquelle toute forme de démocratie ne peut exister. L’amitié, qui ici ne cesse d’être accompagnée par son revers : la trahison. Bien plus que les simples et multiples retournements d’alliances, que les manœuvres stratégiques qui, comme Octave avec le jeune Pompée, « endorment l’adversaire » pour mieux l’avaler, c’est la « véritable » trahison, celle qui brise avec le lien amical une part ineffaçable du sujet, celle qui déchire et dont la plaie ne se referme jamais, même sous les pardons les plus généreux. Initiée par l’acte même de l’assassinat de César par Brutus (« tu quoque, mi filii » !), rythmant la relation entre Antoine et Cléopâtre jusqu’à leur destruction, c’est le point ultime d’où parle le narrateur principal de la troisième partie, Eno, le compagnon d’armes d’Antoine, qui le trahira finalement lorsque celui-ci sera de lui-même allé au bout de sa perte — et qui ne survivra pas longtemps à cette trahison de cet autre soi-même. L’amitié, et l’amitié trahie, jusqu’au point où la violence des contradictions et le déchirement intime traverse tellement les êtres pris dans la division civile — celle qui répand le sang des amis – qu’elle fait de chacun son propre ennemi.


Le théâtre polyphonique des morts
Cette histoire, ce sont les morts de cette guerre civile qui la racontent : les morts « collatéraux », les vaincus (Portia), ceux qui ont été engagés dans cette « grande » Histoire et y ont perdu quelque chose d’eux-mêmes (Eno). Des points de vue « mineurs », dont la parole polyphonique vient s’opposer au discours de l’Histoire officielle — celle des vainqueurs et des tenants du pouvoir, celle que fera écrire à sa gloire Octave-Auguste devenu imperator, celui dont la consigne aura été « pas de survivants », le maître des nouvelles rhétoriques de la communication (qui auront éclipsé celle par laquelle Antoine, par son discours devant le corps de César avait encore pu retourner la foule romaine) et du storytelling. Drôles de points de vue, alors, que ceux de ces morts, entre la nostalgie vengeresse de Portia et le « mort joyeux » qu’est Eno, qui constituent ensemble ce récit tragique vu « d’après » par ceux qui en ont été parties prenantes : points de vue tout à la fois surplombants car rétrospectifs et impliqués, traversés par l’engagement et la perte qui les a marqués mais désormais à distance : « en paix » mais non réconciliés pour autant. C’est le chœur de ces morts, dans la diversité de leurs statuts et de leurs positions, entre la légèreté de leur détachement du monde des vivants et le regret de leurs vies échouées, qui prend en charge la narration, qui reconvoque, raconte et rejoue cette histoire, à travers les corps d’acteurs comme ces « mimes funèbres » qu’évoquait Genet dans L’Etrange mot d’…, en une cérémonie ludique, une fête théâtrale.

Christophe Triau

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.