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Le Développement de la civilisation à venir

+ d'infos sur le texte de Daniel Veronese
mise en scène Daniel Veronese

: Entretien avec Daniel Veronese

Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot

Vous avez écrit et mis en scène plusieurs versions de pièces d’Ibsen et de Tchekhov. Pourquoi avez vous choisi ces deux auteurs ?


Daniel Veronese : D’abord, je choisis des auteurs qui me fascinent, qui écrivent mieux que moi. Ensuite, je change les titres car je propose mes propres versions des pièces. Les enfants se sont endormis n’est pas La mouette et Le développement de la civilisation à venir n’est pas Une maison de poupée, même si mes versions suivent la même trame que les originaux. Il me semble que ces pièces ont besoin d’être révisées pour être vues par le public d’aujourd’hui, qui a bien changé : il est habitué à un autre rythme, il n’est pas surpris par les mêmes choses. Et moi, j’ai besoin d’éveiller l’intérêt du spectateur tout au long de la pièce. Mais Ibsen et Tchekhov sont différents l’un de l’autre. Une maison de poupée est un drame social. Tchekhov propose quant à lui un mélange de drame social, humain, psychologique. Ibsen écrit pour son temps, Tchekhov écrit pour l’éternité. Les pièces de Tchekhov sont inexplicables, insaisissables… En fin de compte, elles parlent de la condition humaine. Une maison de poupée est une pièce baignée de la morale de l’époque. J’ai voulu conserver l’essence de la lutte des sexes, qui est toujours en vigueur aujourd’hui : la situation a beau avoir changé depuis la création d’Une maison de poupée, la volonté de l’homme s’impose toujours à celle de la femme, il continue à y avoir quelqu’un de plus fort qui soumet quelqu’un de plus faible. Il y a certes plus de liberté – ou plus d’hypocrisie – aujourd’hui, mais le pouvoir reste entre les mains de l’homme. En revanche, je ne peux pas réduire La mouette à un seul sujet. Malgré le fait qu’il y ait un personnage principal, c’est une pièce chorale, ou du moins l’ai-je rendue plus chorale. Ce sont dix personnages, dont quatre sont centraux : Arkadina, Nina, Treplev et Trigorine. Mais dans mes pièces, les personnages secondaires ne sont pas vraiment secondaires. Disons que cette pièce parle de la mésentente amoureuse. En dehors de Trigorine – qui n’est pas vraiment intéressé par ce qui se passe au-delà de son corps et qui se trouve pris dans une angoisse existentielle liée à l’art, à la création – tous courent après quelqu’un, et ce quelqu’un court à son tour après quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. C’est un peu comme Un hombre que se ahoga espía a una mujer que se mata (Un homme qui se noie espionne une femme qui se tue), la phrase dont j’ai fait le titre de mes versions des Trois soeurs et Oncle Vania, une phrase que je trouvais très tchekhovienne : pour moi, elle constitue une synthèse de ce qu’est Tchekhov. Au bout du compte, les Russes et les Argentins, nous avons beaucoup de points communs, par exemple le fait de ne pas résoudre les choses par les mots mais par l’action. Nous, les Argentins, nous avons tous des grands-parents espagnols, ou italiens surtout. Mais nous avons aussi quelque chose de russe, de rustique, d’affectivement rustique. « Nous nous reposerons », dit Sonia à la fin d’Oncle Vania. Il y a une souffrance, une mélancolie, et c’est en cela que les Argentins ressemblent aux Russes… Nous voulons tous quelque chose que nous n’avons pas.


Au début de votre version de Une maison de poupée, le spectateur peut entendre une référence à un film d’Ingmar Bergman, dans une scène apparemment légère, comique, mais qui détermine de façon tragique ce qui va se passer dans le spectacle. Quelle est la fonction de cette intertextualité récurrente dans vos pièces ?


Daniel Veronese : Le fait d’introduire des textes qui ne correspondent pas à l’époque représentée, permet de jouer avec le temps, avec l’anachronisme des situations. C’est une façon d’attirer l’histoire vers le présent. Par ailleurs, l’humour rend tout plus crédible et plus compréhensible. Dans les drames, je cherche toujours des espaces d’humour. Dans Le développement de la civilisation à venir, le rire aussi bien que la douleur accompagnent le couple Helmer. Nous avions vu la version télévisée des Scènes de la vie conjugale et nous nous sommes appropriés le film comme un hommage à Bergman. Lorsque les personnages commentent le film, ils rient, comme s’ils venaient de voir une comédie. Ils sont incapables d’imaginer, d’assumer que cela peut leur arriver à eux. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Les bonnes de Genet dans ma version d’Oncle Vania (Espía a una mujer que se mata / Espionne une femme qui se tue). J’aime faire ça, mais je ne veux pas non plus que cela devienne une recette. Au départ, je voulais utiliser au début de la pièce un texte contemporain très connu, En attendant Godot par exemple, je pensais à Beckett, ou à Pinter, je voulais que Serebriakov parle de cette pièce et que soudain il entre dans Oncle Vania. Mais l’idée originale a changé quand nous avons commencé à répéter, car un jeu théâtral s’est mis en place. À présent, je ne peux pas imaginer Espía a una mujer que se mata sans Les bonnes. Dans ma version de La mouette (Les enfants se sont endormis), il s’établit un jeu avec Hamlet. Treplev récite à sa mère des textes de Hamlet et sa mère lui répond comme si elle était Gertrude. Quant à Nina, elle devient folle, comme Ophélie. Ce qui m’intéresse aussi dans Hamlet, c’est la scène des comédiens qui représentent l’empoisonnement du père, ou la scène dans laquelle la mère apparaît avec son nouvel époux. Mon idée est d’introduire Shakespeare à un moment ou à un autre, mais tout doit être justifié, je ne veux pas tomber dans un simple jeu esthétique entre les deux pièces. Mon intention n’est pas de détruire La mouette, qui est une pièce que j’aime énormément. Je veux qu’il y ait une réminiscence de Hamlet, mais que ça n’aille pas au-delà de ce que la pièce peut supporter. Cela me permet de justifier un peu la folie de Treplev et de la mère, qui se défend en disant qu’elle n’est pas Gertrude, que cet homme n’a pas tué le père. C’est la seule intertextualité.


Les trois soeurs, Oncle Vania, La mouette… ou Un hombre que se ahoga (Un homme qui se noie), Espía a una mujer que se mata (Espionne une femme qui se tue), Les enfants se sont endormis… Y a-t-il une filiation entre vos trois versions de ces pièces de Tchekhov ?


Daniel Veronese : Sincèrement, je sais peu de choses à propos de Les enfants se sont endormis. Pour l’instant, j’ai juste écrit le texte, mais le travail de mise en scène n’a pas commencé. Mais je sais que cette pièce est très différente de mes autres versions de Tchekhov, Un hombre que se ahoga et Espía a una mujer que se mata. C’est toujours Tchekhov, mais les pièces sont différentes, donc les versions que j’en propose également. La mouette a plus à voir avec Oncle Vania qu’avec Les trois soeurs. Ce sont des pièces où les événements s’enchaînent, comme dans un feuilleton (sauf le respect que je dois à Tchekhov). Dans un feuilleton, il se passe des choses à chaque seconde, c’est ce qui capte l’attention des gens. Je veux que les spectateurs s’identifient et sentent que tout cela peut leur arriver.


Pourtant, en termes de durée, vos pièces n’ont rien à voir avec ces interminables feuilletons. Elles sont plutôt courtes. Est-ce là une façon de capter l’attention du public ?


Daniel Veronese : Oui. Il y a quelque temps, j’ai dit en plaisantant qu’au bout d’une heure et demie je ferme la porte, un point c’est tout, et la pièce finit là où elle finit. Ça ne se passe pas exactement comme ça, bien sûr, mais il est vrai que j’aime conserver le nerf d’une pièce. Les pièces sont faites de nerf et de graisse. Consciemment ou non, j’essaie de retirer tout ce qui est du domaine du paysage, de l’ornement, des feuilles mortes, pour laisser la chair à vif, pour que les choses s’enchaînent de façon à ce que le public passe d’un événement à un autre sans cesser d’être attentif. J’ai besoin de dépouiller Tchekhov d’une certaine construction dramatique qui fut efficace et novatrice en son temps, mais si Tchekhov écrivait aujourd’hui, il changerait probablement des tas de choses. Et moi, ce que je cherche, c’est une approche plus directe du spectateur.


Dans quel espace allez-vous monter Les enfants se sont endormis ?


Daniel Veronese : Je travaille avec des scénographies très simples et presque télévisuelles. Mais à la télévision, n’importe quelle scénographie fait bel effet, même si elle est en carton-pâte. Au théâtre, au contraire, on voit bien que c’est un mensonge, et c’est ce qui me permet de pénétrer plus facilement à l’intérieur de l’âme humaine : le spectateur voit bien que c’est du théâtre. Le dépouillement me permet de concentrer l’attention du spectateur sur ce qu’il y a de plus élémentaire, c’est-à-dire le jeu des comédiens. J’ai monté plusieurs pièces dans une même scénographie, que parfois on m’avait prêtée, offerte, qui avait déjà été utilisée. J’aime le fait d’habiter des espaces qui n’ont pas été conçus pour cette mise en scène en particulier. Les enfants se sont endormis est une pièce qui a besoin d’espace, j’aimerais néanmoins récupérer quelque chose de tout cela. Par exemple, il y a une scène de La mouette que j’ai éliminée : la représentation théâtrale durant laquelle Treplev montre à sa mère ce qu’il a écrit. La difficulté était de représenter l’extérieur, car dans ma pièce tout se passe à l’intérieur. Les personnages sortent, ils vont dans le parc où la représentation a lieu. Au même moment, Paulina retient le docteur, elle le harcèle littéralement, et lorsqu’ils se décident enfin à sortir, la mère est de retour, la représentation est terminée. Nous nous rendons compte de ce qui s’est passé à l’extérieur à cause des réactions des personnages, mais rien ne se déroule sous les yeux du public. Tout aura lieu dans un espace unique, avec deux portes et un petit escalier, ce sera comme une maison qui a été modifiée, comme si on avait abattu un mur. À Buenos Aires, je devrai m’adapter au théâtre où je vais monter le spectacle ; à Paris, je crois que ce sera plus simple. Dans la mesure où le théâtre me le permet, j’essaie toujours de faire en sorte que le public soit très proche de la scène, que les comédiens se trouvent presque au milieu du public, que le public soit presque sur scène. Ainsi, il peut voir la moindre expression du visage de l’acteur, il n’y a pas à exagérer pour qu’on entende depuis le vingtième rang. Cela me donne beaucoup de liberté. Enfermer les personnages dans un espace unique me permet d’oublier le passage du temps. Les pièces se déroulent comme on pense, elles correspondent à une logique qui est celle de la pensée et du sentiment.


Le fait de travailler dans le circuit théâtral indépendant de Buenos Aires et dans le circuit commercial détermine-t-il deux façons distinctes de travailler ?


Daniel Veronese : Ces pièces-là sont mises en scène dans le circuit indépendant, dans de petits théâtres, même si Les enfants se sont endormis sera créée dans un théâtre municipal, plus grand. Mais à Buenos Aires, ce ne sont pas les espaces qui définissent le public. Je travaille dans le circuit commercial quand un producteur m’appelle pour que je monte telle ou telle pièce. D’abord, il faut qu’elle me plaise. Ensuite, je choisis la distribution, ou la production en parle avec moi : il faut que ce soient des comédiens avec qui j’aime travailler, des comédiens de théâtre en général. Mais je ne suis pas maître de la production, ni du prix des entrées, ni du type de théâtre, ni du nombre de représentations par semaine, ni de la durée durant laquelle le spectacle sera joué. Je suis un travailleur sous contrat. Néanmoins, je travaille ou j’essaie de travailler de la même façon, car je ne sais pas m’y prendre autrement. Je ne suis pas un metteur en scène autoritaire : dans le circuit commercial comme dans le circuit indépendant, je tente de découvrir la pièce avec les acteurs. Les résultats sont différents car les acteurs auxquels on fait appel sont différents. Dans le cas du théâtre commercial, on travaille avec des figures reconnues, célèbres. Le producteur s’inquiète du nombre de billets d’entrée qu’il va vendre. C’est une question que nous ne nous posons jamais dans le théâtre indépendant. Ce qui nous unit, c’est le goût du travail et le format du théâtre que nous pratiquons. Nous ne sommes pas une compagnie car nous n’avons pas de subvention, nous n’avons pas de quoi faire vivre une compagnie. Mais il y a une vingtaine d’acteurs avec lesquels j’ai l’habitude de travailler. Dans Les enfants se sont endormis, il n’y a qu’une actrice avec qui je n’avais jamais travaillé, une actrice du théâtre indépendant, et c’est par hasard si nous n’avions jamais coïncidé jusque là ; je la considère du niveau de tous les autres. Tous les comédiens qui travaillent dans cette pièce sont issus du théâtre indépendant, sauf un, qui avait déjà travaillé avec moi dans une pièce commerciale. Je n’imaginais personne d’autre pour jouer le rôle de Treplev. J’aime changer de comédiens, parfois je me dis que nous devrions prendre des vacances car nous travaillons ensemble depuis bien longtemps, mais en fait j’ai du mal. Une fois, quelqu’un est venu voir les répétitions d’Oncle Vania, il était abasourdi de la confiance qui existait entre nous, comme si nous parlions une autre langue, car ces comédiens comprennent immédiatement où je veux aller. Je leur demande beaucoup, mais je crois que je sais agencer une bonne distribution. Généralement, mes spectacles restent longtemps à l’affiche, ils partent en tournée, et les comédiens se débrouillent tout seuls, ils savent parfaitement ce qu’ils ont à faire. Il ne s’agit pas d’un travail collectif mais consensuel. Les acteurs ne sont pas obligés de faire des choses qu’ils ne peuvent pas faire, je peux même changer la mise en scène si cela peut permettre que l’un d’entre eux se sente plus à l’aise. J’ai besoin d’avoir la certitude que l’acteur s’est approprié ce que je lui demande, car une fois le spectacle créé, c’est l’acteur qui le maintient en vie.


La mouette est une pièce qui se prête à parler de théâtre…


Daniel Veronese : Mon problème est que j’ai déjà beaucoup parlé de théâtre dans Oncle Vania (Espía a una mujer que se mata ) et dans Hedda Gabler (Tous les grands gouvernements ont évité le théâtre intime). J’aime parler de théâtre, c’est un peu comme montrer une scénographie. Mais dans La mouette, le théâtre est déjà présent en tant que thème. Dans ma version de la pièce, je donnerai plus d’importance aux relations humaines, tout tournera autour du thème de l’amour – et du manque d’amour.


Pendant que les enfants sont endormis, il peut se passer le meilleur comme le pire…


Daniel Veronese : Oui, il peut y avoir de la tranquillité mais il peut aussi arriver un profond malheur : les enfants se sont endormis au sens où ils ont cessé d’être vivants. Mes titres sont plutôt poétiques, ils renvoient à des sensations, ils ne donnent pas d’explications, ils ouvrent des voies. Il n’y a pas beaucoup d’enfants chez Tchekhov. Et quand il y en a, en général, ils sont malades, ou ils ne bénéficient pas d’une enfance très généreuse. Dans La mouette, il y a aussi des enfants délaissés, comme Treplev, ou les enfants de Macha, ou les enfants de Nina… Nina est morte en tant que fille et en tant que mère. La pièce se clôt sur un malheur : quelqu’un se tue par amour, je crois que Treplev se tue par amour, et non parce qu’il n’a pas triomphé. Cette scène finale est terrible. Je vais y introduire une dernière rencontre entre Nina et Trigorine, que je conçois comme un être beaucoup plus méprisable que dans la pièce originale. Il entre pour demander une canne à pêche et il voit Nina, après l’avoir abandonnée, et il ne lui dit rien. Mais nous verrons bien comment résoudre cela lorsque nous commencerons à monter la pièce, car dans le fond nous travaillons dans une certaine inconscience. En fait, ce qui m’arrive, c’est que j’ai besoin que la pièce de Tchekhov explose, comme si les personnages n’en pouvaient plus. Les pièces de Tchekhov semblent très contenues mais elles renferment quelque chose qui vous détruit. Cette retenue peut produire d’incroyables résultats quand les comédiens se lâchent. Et au théâtre, il arrive un moment où j’ai besoin de lancer une ou deux grenades. C’est que d’une certaine façon le théâtre nous permet d’exorciser.

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