L’intrigue se résume à une situation et au jeu dramatique qui va en découler. Une femme debout, un homme assis. Avec, en filigrane, l’impossibilité que les deux personnages soient simultanément dans la même posture. Cette sensation de canevas rapproche La Place de l’autre de certaines improvisations, où le dramatique naît précisément d’une mise en situation conflictuelle. Sauf que là c’est écrit. Et que le canevas semble ainsi dérouler des possibles déjà inscrits en creux dans cette consigne initiale.

Je me suis raconté pas mal d’histoires en travaillant ce texte, avant de le mettre à l’épreuve du plateau. Je les ai imaginé, Elle et Lui, dans des situations concrètes, parfois sur un fauteuil roulant,parfois sur des chiottes… Pour y renoncer très vite. Parce qu’à la relecture suivante, ça ne marchait plus. Parce que j’avais l’impression de me poser des limites infécondes. Mais dans ces renoncements successifs, il ne fut jamais question de demeurer finalement dans l’abstraction, dans cette indéfini situationnel où s’installe à première vue le texte de Lagarce. Il ne s’agit donc pas de chercher à saisir l’essence de la Situation. Parce que ce serait justifier malhonnêtement l’absence d’imagination par l’ouverture du sens. Parce que ce n’est tout de même pas au spectateur de faire tout le travail !

Dès lors restait l’éventualité d’un certain détour. Envisager non pas l’Idée de la Situation, mais une formule plutôt, génératrice d’une infinité de situations imaginaires et donc d’histoires imaginaires, enroulées autour de ce canevas. Un espace et un temps où cohabitent des morceaux d’autres espaces et d’autres temps. Autrement dit, un espace où semble se dessiner simultanément l’infinité des possibles offerts par cette Situation en même temps que sa clôture radicale, en tant justement qu’elle n’est que la possibilité d’un personnage debout et d’un personnage assis.

Et à ce titre, la question du rapport de ces deux personnages au(x) possible(s) est au coeur des problématiques de la représentation. Ces rapports se déclinent sur le double mode de la puissance et de l’épuisement, c’est-à-dire, comme le dit Deleuze, sur la capacité d’un être à se mettre en lien avec le possible. Nous somme donc devant une femme dont la puissance combinée du corps et de la voix apparaît au départ comme la plus susceptible d’agir efficacement, face au seul pouvoir d’une parole immobile. Et pourtant…

Et pourtant Elle aura beau évoluer sur ce plateau presque nu avec toute la puissance que lui donne sa Place, elle finira par en tomber, par ne plus pouvoir occuper seule cet espace trop grand pour elle, pour son corps et pour sa voix. Car ce qui fait l’impuissance fondamentale de sa puissance apparente – elle est debout, il est assis –, c’est qu’’il ne s’ouvre à elle aucun possible sur lequel agir : une fois débout, elle n’a plus rien à conquérir. Contrairement à Lui, dont le champ d’action, bien qu’apparemment plus limité, peut se catalyser dans ce possible ultime : se lever. Et Elle d’être progressivement envahie par ce paradoxe d’une supériorité inutile, si inutile qu’elle finit par se détruire elle-même. Chute finale de l’épuisée, aussitôt remplacée par l’autre, par Lui qui, pendant tout le spectacle, n’a attendu que cette chute pour se relever de la sienne.

Cela nous amène en un lieu et un temps où se répète, en cycles infinis, l’alternance entre l’épuisement de l’un et la puissance de l’autre, nous faisant ainsi voir le spectacle comme la moitié de l’un de ces cycles, borné en son début par la fin d’une puissance et en sa fin par sa renaissance. Pour en arriver à cette conclusion en forme d’ipséité, comme une ouverture vers l’infini de ces exercices dont nous ne voyons ici qu’un instant, mais qui se poursuivront sans nous dans cette circularité perpétuelle. Chacun prenant infiniment et à son tour, la place de l’autre.