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La Grande Magie

+ d'infos sur le texte de Eduardo De Filippo traduit par Huguette Hatem
mise en scène Dan Jemmett

: Entretien avec Dan Jemmett, metteur en scène

10 euros, 2 tickets de métro
Les premières semaines de répétitions, j’ai voulu organiser une manière ludique de travailler et de provoquer un peu l’inspiration. Pour mieux comprendre les personnalités de chacun, j’ai demandé aux comédiens d’aller chercher où ils le voulaient, avec deux tickets de métro et un budget maximum de dix euros, un objet qui pouvait s’apparenter à leur personnage. En salle de répétition, on a étalé les objets sur la table, et on a commencé à explorer l’univers de La Grande Magie. Nous avons imaginé, depuis ses objets modestes, ce que la pièce pouvait représenter pour le Napolitain Eduardo De Filippo, alors que je suis un Anglais qui travaille avec la troupe des Comédiens-Français… Et les petits objets trouvés par les acteurs signifiaient bien ce mélange des cultures différentes, cela préparait le terrain ! Coraly Zahonero a acheté par exemple une carte postale de Paris, et son personnage de Marta Di Spelta alors devient une jeune femme qui rêve de voyager un jour à Paris, et le caractère du personnage prend une drôle de tournure… Hervé Pierre a rapporté une petite bouteille de vin italien ! Mais un vin à moins de dix euros, un vin très humble. La somme imposait aux comédiens qu’ils chinent des objets un peu modestes, un peu nostalgiques. On ne trouve rien de somptueux ou de luxueux à ce prix-là. Nous avons fait des improvisations avec ces « accessoires », qui commençaient à ériger un monde forcément un peu kitsch. J’aime entreprendre un travail de mise en scène par des jeux de ce genre, par une approche détendue et ludique de la pièce.


Un théâtre pauvre, nostalgique, nécessaire
Eduardo De Filippo a dirigé sa compagnie ; il s’inscrivait dans une tradition très populaire du théâtre vivant. Il devait nourrir ses comédiens, on peut penser qu’il ne jouait pas seulement pour l’amour de l’art mais aussi pour vivre. Il travaillait aussi pour subvenir à ses besoins. J’ai rencontré un Américain qui avait accompagné la dernière création d’Eduardo De Filippo en tant que stagiaire. Un soir, alors que le public lui faisait une véritable ovation, Eduardo est revenu saluer cinq ou six fois, mais il semblait épuisé, puis il a disparu très vite. Et quand le stagiaire l’a rejoint dans sa loge, il lui a témoigné son admiration et l’a plaint, lui a demandé pourquoi il était parti si vite, Eduardo lui a répondu : « Tu n’as rien compris, c’est seulement que les acteurs ont faim ! On a besoin de manger ! » Et ils ont couru jusqu’à un restaurant. C’est cet aspect très concret des comédiens et de la troupe que j’aime dans le théâtre. Nous sommes des êtres humains, nous travaillions aussi parce que nous sommes motivés par des besoins matériels. C’est le sujet même de La Grande Magie ; un sujet qui allie la grande et poétique soif de l’illusion, et les nécessités premières.


Un pathétique besoin d’illusion
Je suis ému, en tant que spectateur, par les ficelles visibles de la représentation théâtrale. Au cinéma, je peux me laisser convaincre par n’importe quelle histoire, n’importe quel artifice. Mais le théâtre instaure avant toute chose une complicité entre les êtres ; un rapport singulier et fort qui s’établit entre la scène et la salle. Cette relation complice se crée parce que nous avons besoin de nous réunir pour nous rencontrer nous-mêmes, rire et observer nos ridicules, nos petites bassesses, observer aussi nos capacités parfois à être des anges. Ce qu’il y a de si beau et de si nécessaire au théâtre, c’est que tout le monde s’y réunit et s’y trouve a priori d’accord pour vivre cette expérience. Même si l’illusion, hélas, ne dure jamais longtemps ! On peut assister à tous les aspects de l’humanité, dont ses travers un peu pathétiques… Le mensonge admis, le bricolage d’une réalité arrangée. La Grande Magie, c’est le sens même du théâtre : on s’inscrit tous, ensemble, pour un moment donné, dans une sorte d’illusion partagée. C’est une flamme sublime, mais dont on aperçoit très vite l’origine : un briquet minable ! On vient là pour accepter l’illusion, la partager, mais on veut aussi comprendre les ficelles de cette illusion et les accepter. Intellectuellement, il n’y a rien à saisir, ce n’est pas non plus un registre réaliste. Tous les registres de jeux doivent s’associer : nous sommes dans un petit castelet de marionnettes où tous les genres se rencontrent : la poésie, le drame, la comédie… Eduardo De Filippo appartenait à la tradition populaire des marionnettes de Naples ; il avait fondé en famille, au début des années trente, la Compania umoristica I De Filippo, et lui-même jouait le rôle de Pulcinella dans un numéro de variétés avec son frère Peppino et sa sœur Titina. Il était attaché à ce registre. En ce qui nous concerne, à d’autres moments, on se rapproche d’un genre plus grave, on quitte l’illusion pour se rapprocher du tragique, d’une noirceur poétique. Et soudain les petites figures du castelet deviennent des êtres humains en proie aux drames d’une vie ordinaire. Les héros de la Grande Magie passent ainsi des farces et de l’énergie de la commedia dell’arte, à des instants d’une poésie grave. Ce mélange des genres est renforcé par les différences des langues : la langue italienne reste définitivement très énergique, très efficace, très « jetée ». Le danger, avec la langue française, réside dans l’élégance, la préciosité du verbe, sur lequel on s’attarde un peu. Ce qui importe en italien, c’est la situation, l’action, le jeu. En français, on semble plus sensible à la grâce de la langue. Je suis un metteur en scène anglais, je travaille sur la distance ! Et je tends à faire en sorte que notre Grande Magie reste humble, qu’on ne lui confère pas trop de brillance, de solennité…


Palace en décrépitude pour fête de théâtre
Nous voulons offrir une vraie fête de théâtre ! Que les spectateurs se retrouvent comme on peut se réunir dans une guinguette, avec des baraques à saucisses-frites ! J’aime beaucoup l’esprit des salles des fêtes. Les personnages de La Grande Magie fréquentent ici des palais déglingués, déclassés. Ce luxe part un peu en miettes, comme les plus chics palais de Naples. C’est un peu l’esprit du grand palace de notre décor. Nous sommes comme dans ces banlieues pavillonnaires, riches, mais où les gens n’ont plus rien à manger ; où des dames en grands et vieux manteaux de luxe demandent un peu de viande au boucher pour le chien, alors que tout le monde sait bien autour d’elle que la viande est destinée au mari.



Dan Jemmett, février 2009
propos recueillis par Pierre Notte, secrétaire général de la Comédie-Française

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