: Note d’intention
Marivaux écrit La Fausse suivante en 1724, c'est une année qui marque une grande
rupture tant au niveau personnel que dans son travail théâtral. Il perd tous ses biens en
1720 dans la faillite de la banque Law, un banquier écossais, et perd sa femme en
1723.
Louis XIV meurt en 1715, on est passé de l'absolutisme à la Régence ; en 1723
Louis XV arrive au pouvoir. On est donc dans des temps de transformation politique,
économique et sociaux, les modèles sociétaux se transforment et donc les modes de
représentations changent.
Dans la pièce, six personnages se côtoient et s'entremêlent, trois valets, trois nobles,
chacun défendant âprement leurs intérêts et leurs gains, chacun ayant à perdre gros,
de sa fortune et de lui même. Parmi ces six figures, deux font alliance dès le début,
finalement ceux qui ont tout à gagner et peu à perdre, une femme travestie en homme,
le Chevalier, et Trivelin, un homme sans situation, qui passe d'un état à un autre,
faisant fortune ou la perdant. Quand la pièce commence, il vient de tout perdre
(situation dans laquelle se trouve Marivaux) et se fait embaucher par Frontin comme
valet.
Ce travestissement va agir comme un « trouble dans le genre », bouleversant et requestionnant
l’ordre des désirs chez chacun. On pourrait faire un parallèle lointain avec
le jeune homme de Théorème de Pasolini.
La Fausse suivante est en effet une des rares pièces de Marivaux qui ne finit pas sur un
« happy end », mais comme sur un suspens après que l’on ait vu chacun des
protagonistes se battre entre désirs et mensonges, alliance et survie. Ils sortent de cette
bataille comme hagards, ne sachant bien quelle expérience exactement ils viennent de
faire, mais défaits, troublés.
On voit bien en quoi Marivaux peut être un des annonceurs (même malgré lui) de la
révolution à venir, d’un « intenable » de cette société où une noblesse dépérit, où une
bourgeoisie financière prend sa place, pendant que des valets commencent à nommer
leur condition, où les contrats qui s’y contractent doivent se repenser ; contrats
d’intérêts et contrats amoureux ; l’ancien ordre des choses commençant à se fissurer,
place est faite pour que de nouveaux désirs émergent, y compris violemment.
Tout cela est pris dans un lendemain de bal, où interviennent des chants et des danses,
faisant relais à ces joutes oratoires que sont les dialogues de Marivaux, où chacun
faisant face à l’autre, improvisant ses réparties, se découvre lui-même ; où chaque
joueur est pris à son propre jeu. Où, masqués, voulant démasquer l’autre, ils se
révèlent à une partie d'eux-mêmes.
Il faudrait arriver à les laisser là, haletant, dans un suspens après une ronde éperdue,
une série de rounds, les laisser savoir ce qu'ils vont devenir. La pièce raconte ça : on
n'est pas quelque chose, on le devient et la vie et les êtres ne sont peut-être que ça, un
devenir et un advenir permanents et sans cesse renouvelés, avec ses crises
inéluctables. Et on sait à quel point les mises en crises sont justement génératrices de
changement.
Pour faire ce travail, j'ai cheminé deux ou trois ans, je me suis laissé le temps de faire
des rencontres, d'attendre qu'il y ait des évidences. C'est ce qui s'est passé. J'avais une
lecture de la pièce, mais je ne voulais pas faire une "application" dramaturgique de
cette lecture, il fallait un souffle venant des acteurs et surtout de leur rencontre. Mais
cette envie concernait toute l'équipe, la rencontre avec Michèle, dramaturge, sa façon
de penser et d'éclairer le travail, Cécile aux maquillages et Jean-Louis au son que
j'avais rencontré sur des spectacles où je jouais. Et il y a des compagnons de longues
dates, Ronan à la lumière, Christian à la scénographie et au plateau, Eric aux
costumes, mais que j'ai d'abord rencontrés comme acteur, on jouait ensemble ; et
l'équipe de Chambéry…
Il y a eu ensuite une façon d'organiser le travail, avec l'équipe de Chambéry, il fallait
pouvoir se donner du temps. Alors nous avons travaillé tout le mois de juillet et nous
allons reprendre, dans 15 jours, en décembre, pour la dernière ligne droite. Il y avait un
temps de décantation nécessaire que nous avons pu avoir.
Ce qui me semble le plus déterminant aujourd'hui, alors que nous allons reprendre,
c'est le souffle que ce collectif a, qu'il faut préserver, c'est à ça qu'il faut donner de la
force. C'est aussi cette force qui permettra de donner vie à la langue de Marivaux, à ses
inventions, de traverser les expérimentations qu'il donne à faire du langage et par le
langage.
Et peut-être que ce que le théâtre peut à son endroit apporter à nos vies, à nos
collectivités, c'est justement ça : il y a des mondes et qu'en inventant des moments de
regroupement nous pouvons réinventer de l'en-commun.
Nadia Vonderheyden
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