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Le Canard sauvage

+ d'infos sur le texte de Henrik Ibsen traduit par Eloi Recoing

: Le Canard sauvage ou la précarité de la vie

Sauvage domestiqué


Déjà avant La Mouette de Tchekhov, Ibsen avait fait d’un oiseau d’eau le symbole central et paradoxal d’une de ses pièces. On raconte que, lorsqu’ils sont blessés, les canards sauvages préfèrent plonger à pic vers le fond et s’accrocher aux algues avec leur bec plutôt que de tenter de survivre. Mais le canard sauvage qui habite le grenier de la famille Ekdal a bel et bien survécu : rescapé d’une chasse, son existence semble contredire le comportement « suicidaire » que la légende attache à son espèce. Exporté de son biotope naturel, boiteux, il est plutôt celui qui, en bon cobaye darwinien, a réussi à « s’adapter » à un biotope artificiel.


Dans cette pièce où Ibsen, une fois de plus, organise le choc des idéaux et de la vie réelle – cette vie faite d’adaptation et de compromis –, le canard dans son grenier, sauvage domestiqué, n’est pas seulement l’image tragique de la créature blessée qui se noie. Son existence tend à tous le miroir d’une vie coupée de ses racines naturelles, privée de son élan véritable, de sa plénitude, mais qui « continue » dans son artificialité même.


La vengeance de la forêt


Ekdal : [...] La forêt se porte bien là-haut ?
Gregers : Elle n’est pas aussi splendide que de votre temps. On a beaucoup abattu.
Ekdal : Abattu ? C’est dangereux, ça. Ça vous poursuit. Elle se venge, la forêt.


Le domaine de Høydal où se noue le drame est un vaste domaine forestier, comme il y en a tant dans les pays du Nord : un domaine où l’on fait fortune en décimant la forêt. Dans ces jardins d’Éden qu’étaient les forêts primaires, et qui aujourd’hui ont pratiquement disparu de la surface du globe, les capitalistes du bois ont commis une sorte de péché originel : ils n’ont pas seulement croqué la pomme, ils ont carrément coupé l’arbre. C’est pourquoi une culpabilité originaire fonde leur société.


Certes, c’est une escroquerie plus triviale qui est à l’origine de la chute de la maison Ekdal : le lieutenant Ekdal a vendu du bois qui appartenait à l’État, et pour cela il a été condamné au bagne, se déshonorant ainsi que sa famille. On ne saura jamais s’il a commis ce crime sciemment ou s’il a lui-même été la dupe de son ami et associé, le négociant Werle. Mais ce qu’on sait, c’est qu’il en a perdu la raison au point de craindre la « vengeance de la forêt ». Comme si le grand chasseur qu’il était (le chasseur, figure de l’homme qui respecte la nature et que la nature respecte en retour) s’était fourvoyé déjà, avant même l’affaire d’escroquerie, en abattant des arbres pour l’industrie et le commerce.


De son côté, Gregers, le fils de Werle, qui pense que son père est le seul véritable coupable de l’escroquerie, mais qui n’a jamais osé l’accuser ouvertement, a continué à gérer le domaine et à abattre les arbres. Complice de son père par incapacité à s’opposer à lui, sa conscience le tourmente : pour la soulager, Gregers s’est forgé un idéal de vérité et de transparence, avec lequel il espère rendre le monde meilleur. La pièce débute lorsqu’il aperçoit enfin la possibilité de racheter les fautes de son père et d’en finir ainsi avec sa propre culpabilité.


Réparations ?


La destruction de la forêt, on le voit, appelle réparation. Réparation dérisoire que ce grenier des Ekdal, où l’on a reconstitué artificiellement un coin de nature avec des sapins, des poules, des lapins et un canard. Espace de compensation et d’évasion, mais aussi double-fond fantastique et menaçant, le grenier tient à la fois du terrain de jeu enfantin et du refuge des inadaptés. C’est dans cette forêt irréelle que le vieil Ekdal peut redevenir chasseur, que son fils Hjalmar fuit ses responsabilités et sa honte, et que sa petite-fille Hedvig posera à son tour un acte « irréparable »...


Ou réparation illusoire : le rêve de Gregers de soumettre la vie corrompue au règne des idéaux. Or la vie ne se soumet pas, pas plus d’ailleurs aux idéaux d’un Gregers qu’aux « mensonges vitaux » en forme de pis-aller d’un docteur Relling : les « retouches » (pour reprendre la métaphore photographique d’Ibsen) qui tentent de masquer la médiocrité ou les imperfections de la vie finissent toujours par se voir, elles « arrangent » la réalité mais ne la transforment pas.


La vie est insoumise, parce que la vie est fragile – comme le pressent peut-être la mère d’Hedvig, Gina, qui semble trouver sa force et sa vitalité dans une absence totale de problèmes de conscience. Elle est tissée de fautes passées qu’on ne saurait réparer et de secrets qui menacent les équilibres instables du présent. Il faut pourtant faire avec et tenter d’avancer. La vie se fiche bien de la forêt détruite. Le problème, c’est que « la forêt se venge » et que les secrets de famille sont souvent des bombes à retardement pour les générations suivantes. Comme toujours chez Ibsen, le déni est à la fois un moteur de vie et la clé du malheur. Entre déni et lucidité, vérité et mensonge, c’est toute la précarité de nos existences qu’il nous donne à voir et à sentir. Entre besoin d’illusion et exigence de vérité : là où se tient aussi la nécessité du théâtre.

Stéphane Braunschweig

décembre 2013

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