: Annie Ernaux
L’auteur
Annie Ernaux est née le 1er septembre 1940 d’un milieu modeste. Soucieux de sa réussite scolaire, ses parents l’inscrivent dans une école privée. Sa scolarité est brillante tout en ouvrant les premières brèches entre son milieu social d’origine et celui privilégié de ses camarades de classe. Après des études universitaires, elle obtient son Capes puis son agrégation de lettres modernes. Enseignante, mariée (puis divorcée), 2 enfants, elle prend conscience de son ascension sociale et s’interroge violemment, profondément, crûment sur la rupture voire la trahison que cette ascension tant désirée par les parents eux-mêmes a engendré avec son milieu d’origine.
Son premier livre Les armoires vides est publié en 1974, suivi de deux autres Ce qu’ils disent ou rien et La femme gelée qui tout comme le premier portent encore l’étiquette : roman. En 1984, Annie Ernaux reçoit le Prix Renaudot pour La place, livre charnière qui tourne le dos définitivement à la fiction. Suivent onze livres, tous publiés chez Gallimard, où l’auteur garde une même posture d’écriture : elle importe dans le monde de la littérature le réel du monde dont elle est issue.
Une posture singulière
La place installe donc l’auteur dans une posture tout à fait singulière qu’elle continue d’explorer au fil de son oeuvre.
La fiction, l’embellissement romantique ne correspondent pas aux sujets traités. Pour s’en approcher au plus près, il
faut composer avec le réel. Introduire dans la composition du récit le rythme, la violence, la dureté, la langue, la
maladresse d’un monde ouvrier et paysan qui fut celui de l’auteur jusqu’à ses 18 ans. Elle ne se contente pas d’un
simple témoignage linéaire d’évènements vécus, mais elle tisse avec l’objectivité des faits et la subjectivité de la
mémoire qui va de l’enfant qu’elle était jusqu’à la femme qu’elle est en écrivant.
Cette cohabitation de temps différents est un point de rencontre avec une théâtralité possible. C’est une relation possible au présent de la représentation mais également un véritable jeu de composition sur un plateau par la coexistence de temporalités différentes.
Cette relation au réel conduit l’auteur à employer le "je" non comme un regard sur soi ou un narcissisme exacerbé,
mais comme un engagement de l’intime au coeur même de son entreprise littéraire. Elle ne peut être absente de la
réalité énoncée. Dans sa quête de "justesse" ou de "vérités" l’auteur dissout le "je" en proposant un regard
quasi ethnologique sur les situations décrites avec un rapport très fort au social, à l’Histoire et au politique. En ce
sens, le "je" est partie prenante d’un ensemble qui le dépasse et qu’il faut comprendre.
Nous avons encore ici l’occasion d’une théâtralité possible : dans l’aller-retour entre l’intime, "le dévoilement de soi" et l’exposition publique de cet intime dans un contexte donné. C’est une position quasi "politique" de l’intime.
Ici, le "je" se démultiplie : il est femme, épouse, amante, mère, fille, enfant, jeune fille, écolière, camarade, jeune
diplômée, professeur, écrivain. Le tout dans une unité parfaite, celle du récit : comme l’unité spatiale que nous propose le plateau du théâtre. Mais cette démultiplication du "je" évite toute personnification, il ne définit pas un
rôle ou une fonction : c’est l’écho d’une mémoire, c’est une voix. La femme, l’épouse, l’enfant, etc. : c’est l’endroit
d’où provient la voix.
Le "je" est donc multiple et polyphonique, l’auteur cherche la langue qui lui convient, qui ne trahit pas sa réalité.
Une langue précise et sobre, sans fioriture ni lyrisme, écrite avec les pores de la peau grand ouverts et offerte à
notre intimité la plus profonde.
Une langue non pour le théâtre mais dans le théâtre
Le langage littéraire élaboré par Annie Ernaux est, entre autres, une juxtaposition de langues : populaire,
informative, "parlée", citations, inventaires, expressions entendues, échappées poètiques.
Cette juxtaposition crée l’étonnement, d’autant que l’auteur provoque des collisions entre elles ; la composition, une
fois encore, n’a rien de linéaire, elle est accidentée et transgressive. Elle obéit à une loi qui lui est propre,
patiemment recherchée. L’auteur évite la simple retranscription du quotidien et invite le lecteur à réagir. Elle va
chercher ce qu’il y a derrière la banalité sans la contourner. Mais toute la force réside dans la cohérence de
l’ensemble : de l’enchevètrement d’éléments naît une unité qui semble évoquer "la somme de ce que nous
sommes".
Ce procédé (si procédé il y a) de juxtaposition "des registres" dans la composition du récit est une ouverture possible pour le montage envisagé dans le projet théâtral : extraire des passages des récits à différents endroits de l’oeuvre et les réunir dans un même texte contenu dans une unité de temps, de lieu et d’action – celle du théâtre.
La langue employée prend également sa source dans les sensations : le corps, la sexualité y sont souvent évoqués,
le regard convoque une mémoire, le toucher donne une substance aux objets, aux gestes et aux êtres jusqu’aux
odeurs qui persistent bien longtemps après qu’elles aient été ressenties.
Avec une sobriété toujours remarquable, sans affect, les descriptions des sensations sont précises, elles semblent
aussi vives que la première fois. Elles sont "présences" au même titre que les personnages.
Ainsi entre rupture, mémoire, sensation et un "je" polyphonique, l’écriture d’Annie Ernaux déploie une langue qui
appelle le corps de l’acteur. Le projet est de réunir les deux. Ce n’est pas tordre cette langue, en constante
recherche de perfection, pour la plier aux lois du th„tre. Mais c’est trouver l’endroit d’une rencontre où sa
résonance est possible. Sans pour autant être écrite "pour le théâtre", elle a toute sa place "dans le théâtre". Là
réside un partage possible avec un public.
" En écrivant, je vois tantôt la bonne mère, tantôt la mauvaise. Pour
échapper à ce balancement qui vient du plus loin de l’enfance, j’essaie
d’écrire et d’expliquer comme s’il s’agissait d’une autre mère et d’une fille
qui ne serait pas moi. Ainsi j’écris de la manière la plus neutre possible,
mais certaines expressions ("s’il t’arrive malheur !") ne parviennent pas
à l’être pour moi, comme le seraient d’autres, abstraites ("refus du corps
et de la sexualité" par exemple). Au moment où je me les rappelle, j’ai la
même sensation de découragement qu’à seize ans, et, furtivement, je
confonds la femme qui a le plus marqué ma vie avec ces mères africaines
serrant les bras de leur petite derrière leur dos, pendant que la matrone
exciseuse coupe le clitoris. "
Une femme, extrait page 62 / Folio 2121
" Plus tard, en me rappelant ses yeux clignotant rapidement, sa lèvre
inférieure qu’elle rentrait et mâchouillait par intervalles, quelque chose
imperceptiblement traqué en elle, je penserai qu’elle aussi avait peur.
Mais, de la même façon que rien n’aurait pu m’empêcher d’avoir un
avortement, rien ne pouvait l’arrêter d’en faire. A cause de l’argent
naturellement, peut-être aussi avec le sentiment d’être utile aux femmes.
Ou, encore, pour elle qui vidait à longueur de journées les bassins des
malades et des accouchées, la satisfaction d’avoir, dans son deux-pièces,
passage Cardinet, le même pouvoir que les médecins qui lui disaient à
peine bonjour. Il fallait donc prendre cher, pour les risques, pour ce savoir
qui ne serait jamais reconnu et la honte qu’on aurait d’elle ensuite. "
L’évènement, extrait page 80 / Folio 3556
" Toute notre existence est devenue signe de honte. La pissotière dans la
cour, la chambre commune - où selon une habitude très répandue dans
notre milieu et due au manque d’espace je dormais avec mes parents -,
les gifles et les gros mots de ma mère, les clients ivres et les familles qui
achetaient à crédit. A elle seule, la connaissance précise que j’avais des
degrés de l’ivresse et des fins de mois au corned-beef marquait mon
appartenance à une classe vis-à-vis de laquelle l’école privée ne
manifestait qu’ignorance et dédain. "
La honte, extrait pages 139-140 / Folio 3154
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