theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « L'Art de la Comédie »

L'Art de la Comédie

+ d'infos sur le texte de Eduardo De Filippo traduit par Huguette Hatem
mise en scène Patrick Pineau

: Entretien avec Patrick Pineau

Propos recueillis par Daniel Loayza (Paris, 4 mars 2015)

Daniel Loayza : Depuis quand vous intéressez-vous à Eduardo de Filippo ?


Patrick Pineau : Depuis un bon moment. J’aime beaucoup La Grande magie, sa pièce la plus connue, mais elle a souvent été montée. Mon ami Jean-Michel Puiffe m’a fait lire L’Art de la comédie. Il me connaît bien… Il a tapé juste. La pièce rassemble des quantités de choses qui me plaisent et qui me tiennent à coeur.


DL : Lesquelles ?


PP : D’abord la troupe. J’aime être fidèle aux mêmes comédiens, j’aime les retrouver. Le travail qu’on a déjà fait ensemble se dépose, s’accumule, et donne une sorte de profondeur à ce qu’on va vivre la prochaine fois. L’Art de la comédie est une histoire d’acteurs et de troupe, et c’est en même temps toute une gerbe d’histoires. Et au fond de tout ça, la question qui revient, c’est justement : qu’est-ce que c’est, raconter des histoires ? Pourquoi est-ce que ça me passionne ? Pourquoi est-ce qu’on aime ça, nous les acteurs et vous les spectateurs ? Et si c’est important, au fond, pourquoi ?


DL : Quel point de vue portez-vous sur la pièce ?


PP : Ma façon de faire du théâtre est très simple. Elle n’est peut-être pas à la mode, tant pis, j’assume. Certains metteurs en scène, quand ils abordent une histoire, s’en emparent à partir d’un point de vue fort. Au besoin, ils la cassent pour faire passer autre chose, qui est peut-être leur propre histoire. Moi, ce que j’aime, c’est de partir de celle de l’auteur telle qu’il me la propose et d’essayer d’abord tout simplement de la déplier, d’entrer dedans, de me laisser guider par elle. L’Art de la comédie a l’air d’une pièce toute simple, elle aussi. Évidemment, elle est très fine. Je vais approcher la « simplicité » d’Eduardo avec la mienne, de simplicité, sans essayer de faire le malin. Je fais toute confiance à l’artiste, je sens qu’on a le même amour du métier.


DL : Qu’est-ce qui vous a intéressé à première lecture ?


PP : La pièce du métier, justement, et des rapports du pouvoir et de l’art. Dans le premier acte surtout, elle pose les questions clairement : à quoi ça sert, le théâtre ? Pourquoi en faire ? Que représente l’art ? Aussi loin qu’on remonte, les auteurs nous racontent l’histoire du monde et des hommes. D’Eschyle à Wajdi Mouawad ou à Mohammed Rouabhi, ça n’a pas changé, ils sont confrères. Où qu’on soit né, il y a toujours des gens comme eux qui ont besoin de raconter le monde, ses chaos, ses changements, et les petites histoires des hommes, les petits tourbillons dans le grand fleuve. Bon. Mais nous autres, pourquoi est-ce qu’on s’intéresse à ce que ces auteurs nous racontent ? Eduardo de Filippo fait dire à son chef de troupe qu’on aime « regarder par le trou de la serrure ». C’est tout petit, un trou de serrure, c’est modeste. Mais ça permet de voir chez le voisin ou la voisine. Et donc, ça peut ouvrir sur un espace infini, impossible à voir autrement. Le théâtre, c’est à la fois la pièce d’à côté, qui est peut-être infinie, et le trou de la serrure qui permet d’y jeter un oeil. Et quand on regarde, ce qu’on voit, ce sont des histoires d’humanité. C’est ça que Campese, l’artiste, le chef de troupe, va peut-être montrer à De Caro, le Préfet, l’homme de pouvoir.


DL : Autrement dit, le théâtre rend possible le partage des histoires ?


PP : Le théâtre, ou plus généralement l’art, d’ailleurs. Mais Eduardo part de ce qu’il sait, il part très modestement de son expérience à lui, pour en parler de façon concrète. Et réciproquement, là où on partage des histoires, il y a déjà l’art et la vérité des émotions qu’il nous donne. C’est ce que montre l’acte II. Les récits du médecin et des autres notables sont-ils des originaux ou des imitations ? Qu’est-ce que ça fait si ça nous touche. Ils sont déjà du théâtre.


DL : Eduardo de Filippo a aussi travaillé pour le cinéma…


PP : C’est vrai, et c’est important parce que le cinéma a une relation spéciale avec l’air du temps. J’ai toujours aimé des cinéastes comme Pialat ou Cassavettes. En vieillissant, je découvre un cinéaste comme Sautet. Piccoli a dit de lui qu’il fait du cinéma historique. C’est vrai. À travers ses films, il raconte toute une époque. À travers les petites histoires d’amour, de séparation, de maladie, de réussite… C’est ça qui m’intéresse. La façon dont on rejoint inévitablement la grande Histoire. C’est pareil dans L’Art de la comédie. On dirait une petite histoire, mais c’est une grande pièce. C’est une pièce populaire. Universelle et en même temps totalement italienne. On est submergé, quand on la lit, par les souvenirs d’un cinéma qui va de Vittorio de Sica à Fellini. Et leur Italie à eux, elle est réelle, ou ce n’est qu’une imitation ? Elle est l’Italie de nos rêves. Elle est peut-être plus vraie que nature.


DL : Avez-vous déjà des pistes scénographiques ?


PP : Pour l’espace de L’art de la comédie, on pourrait s’imaginer un petit lieu, dans une petite bourgade. Mais moi, je voudrais aller vers le contraire. Que ce soit vaste, large, vide. Que ça respire. Qu’on puisse plonger cette petite histoire dans le cosmos. Parce qu’il y a aussi un côté fantastique.


DL : Comment comprenez-vous le titre ?


PP : Ah, on pourrait en parler longtemps ! Mais ce qui me vient spontanément à l’esprit, c’est que l’art de la comédie, c’est le jeu. L’enfance. De l’acte I à l’acte II, on bascule d’un théâtre de conversation à un défilé de plus en plus étrange. Comme si on s’enfonçait dans un rêve, qui pour le Préfet tourne au cauchemar. On franchit la frontière du raisonnable. On ne contrôle plus rien. Les acteurs entrent en piste ! On dépasse le quotidien, tout devient excessif, le théâtre surgit, il se déchaîne. Le médecin, le curé, l’institutrice, incarnent des crises, ils réclament de la part du Préfet des décisions de plus en plus urgentes. Chacun a sa petite histoire : le médecin athée qui soigne les corps, le curé qui se soucie du salut, l’institutrice et son obsession de la justice… Dans les trois cas il est question d’enfants. D’enfants à soigner, à sauver, d’enfants à naître, d’enfants à éduquer. Les enfants, qui sont la part de l’avenir, ce trésor qu’il ne faut pas perdre… Ce sont des histoires terribles, et ceux qui les racontent sont des concentrés d’humanité – si le Préfet les écoute de trop près, il risque l’overdose ! C’est comme dans les petites pièces en un acte de Tchekhov. Pour moi, par exemple, le protagoniste du Tragédien malgré lui et le médecin sont cousins. Mais ces concentrés, est-ce que ce sont vraiment des gens, ou juste des acteurs ? Le pauvre Préfet se torture avec cette question qu’il croyait toute simple. En tout cas, ce sont de grands conteurs. Je veux venir à la rencontre du public avec eux : avec ces acteurs vrais, ces grands conteurs, avec la troupe. Pour qu’on joue ensemble.


DL : Et vous, alors, qu’en dites-vous : ces notables de l’acte II sont-ils des « vrais gens » ou sont-ils des acteurs ?


PP : Hier, j’ai eu l’accord d’un comédien pour jouer le médecin. Son père est médecin. Il m’a dit tout de suite « C’est bien, je vais pouvoir penser à mon père ». Et tout à l’heure il m’a rappelé après avoir relu la pièce. Est-ce que je veux un « vrai docteur », ou plutôt un comédien qui joue devant le Préfet à être un docteur ? Et voilà. On est déjà en plein dedans – et dans la différence entre un auteur comme Pirandello et un homme de théâtre comme Eduardo. Eduardo ne cherche pas le paradoxe, son problème, ce n’est pas les rapports de l’être et du paraître, et ainsi de suite. C’est très concret, très immédiat. Le spectateur dans la salle sait évidemment que ce médecin, de toutes façons, est un acteur… comme tous les autres rôles. Alors j’ai répondu au comédien : « Écoute, c’est simple : puisque tu es acteur, tu es le médecin. C’est le métier qui veut ça. Tu joues le plus possible ce que l’auteur te donne. Et dans le texte, Eduardo te donne un médecin. Donc, tu es médecin. » D’ailleurs, à la fin de la pièce, Eduardo lui-même laisse la question ouverte…


DL : Donc, L’Art de la comédie est un hommage amoureux à la vérité des acteurs ?


PP : Pas seulement, mais il y a beaucoup de ça, et c’est un aspect qui m’a plu. On dit d’un acteur qu’il est « vrai », on dit même « Qu’est-ce qu’il est vrai ! ». Pas « ressemblant », mais « vrai ». Mon rêve, c’est que le public se dise en sortant : « Je connais des médecins qui sont moins médecins, qui jouent moins bien leur rôle dans la vraie vie, que ce médecin-là que je viens de voir en scène et qui était un acteur… » C’est ça qui m’intéresse. La vérité de l’art. Celle qui vous fait voir que boire un café, ce n’est pas pareil s’il s’agit d’une rencontre amoureuse, d’une séparation, de l’annonce d’une maladie incurable… La vérité concrète des nuances réelles de la vie. Et pour les rendre visibles, mon livre de bord, c’est l’auteur, et mon équipage, c’est la troupe. À nous de découvrir les secrets de la pièce, les endroits où ça rebondit. Et de faire sentir aux gens que raconter des histoires, ce n’est pas un luxe d’artistes, c’est un besoin partagé et c’est vital. Vraiment.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.