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L'Argent

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mise en scène Anne Théron

: Entretien avec Anne Théron

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Comment vous est venue l’idée de faire entendre le texte L’Argent de Christophe Tarkos?


Anne Théron : En fait, je voulais travailler sur le thème du «marché de l’art », aborder le détournement de l’acte artistique, la création de la beauté, au profit de placements financiers. À l’origine, je voulais m’appuyer sur un montage des textes de Joseph Beuys, un immense artiste allemand, très engagé politiquement, qui a justement beaucoup écrit sur l’argent. Comme je n’ai pu obtenir les droits de ses textes, je me suis alors souvenue d’une performance du collectif Ildi ! Eldi ! sur le thème de l’argent, articulée sur des textes différents. L’un d’eux m’avait marquée. J’ai retrouvé le nom de l’auteur : Christophe Tarkos, un poète dont j’avais entendu parler, mais que je n’avais pas encore lu. J’ai donc acheté ses écrits poétiques et j’ai été émerveillée par la beauté, le son et l’intelligence de son écriture. À ce projet étaient associés Christian Van der Borght, un artiste polymédia, à qui j’avais demandé de développer une scénographie digitale pour ce futur objet, et Stanislas Nordey que j’avais envie de diriger depuis longtemps parce que c’est un acteur passionnant et, comme moi, un grand amoureux du texte. Ils ont lu et ont immédiatement accepté.


Comment caractériseriez-vous cette oeuvre de Christophe Tarkos ?


C’est un texte qui échappe à toute logique, ce n’est ni un essai philosophique, ni un texte narratif, ni même un objet allégorique. C’est une forme singulière et originale, qui dénonce le phénomène de l’argent à travers une fausse glorification, ce qui peut d’ailleurs parfois prêter à confusion. En ce sens, Tarkos pourrait être proche d’un Voltaire et du conte philo - sophique. Mais à la différence des classiques, son écriture part d’un centre qui s’épanouit sans cesse dans de nouvelles ramifications pour mieux démonter le mécanisme de l’argent et la façon insidieuse dont il régit notre vie et notre pensée. Tarkos est un poète qui travaille la langue pour en décortiquer le sens. J’ajouterai qu’il a écrit ce texte en 1999, quelques années avant sa mort. Quinze ans plus tard, la résonnance de ce poème montre à quel point Tarkos avait déjà conscience de l’envoûtement effrayant que produit l’argent, un envoûtement qui ne cesse de s’affirmer. « L’argent est la valeur sublime », écrivait-il !


L’argent vous apparaît-il comme une « valeur sublime » ?


Pour moi, la beauté, la beauté de l’art, est la seule valeur sublime. L’art est le seul véritable capital de l’humanité, c’est lui qui crée de la mémoire et du sens. L’argent ne fabrique pas de sens : il donne du confort et du plaisir, dans une sensation immédiate d’assouvissement. Il est « sale » ou considéré comme tel, et pourtant n’a pas d’odeur. Aujourd’hui, c’est du flux.


Comment avez-vous constitué le montage textuel ?


Il n’y a pas de montage, juste un travail de coupes. Nous avons d’abord fait deux séances de trois jours de lecture avec Stanislas Nordey pour approcher la pensée de Christophe Tarkos, qui se déploie d’un centre à sa circonférence, et trouver le moyen de ne pas perdre le fil de son écriture dans les multiples effets de répétitions qui la caractérisent. Ensuite, avec prudence, j’ai commencé un travail de coupes pour constituer un spectacle d’une heure. J’aime les objets de théâtre courts, ramassés, sans graisse. Le texte de plateau est pour moi un livret plutôt qu’un texte dramatique, et je suis particulièrement sensible à l’épuisement du son. C’est en réécoutant le texte des dizaines de fois que je trouve le moment où il faut arrêter la parole. Bien sûr, je pense également le théâtre en images, mais c’est le son qui déclenche en moi ces images et surtout leurs couleurs. C’est au moment du travail au plateau qu’on éprouve les derniers endroits de résistance du texte, quand l’acteur a réussi à le faire sien et qu’il y subsiste néanmoins la nécessité d’ajustements ultimes, de dernières coupes, pour que l’objet fabriqué possède sa propre logique.


Vous présentez donc des « objets ». Qu’est-ce à dire ?


Un objet est un système complexe, ce qui ne veut pas dire compliqué, possédant de multiples entrées dramaturgiques – scénographie, jeu, son, corps, texte – et, par la même occasion, de nombreuses grilles de lecture pour le spectateur. Cette multiplicité d’accès à l’oeuvre propose un chemin singulier à chaque spectateur, aussi bien pendant le temps de la représentation qu’en termes de mémoire. Les objets que je fabrique avec ma compagnie imposent très vite leurs propres logiques émotionnelle et esthétique. Du coup, il n’y a pas à discuter longuement pendant les répétitions. Pour le spectacle L’Argent, je voulais éviter à tout prix le récital poétique ou le pamphlet politique. Je voulais produire un objet où l’humain est en opposition, en résistance avec le flux de l’argent.


Vous avez également réalisé tout un travail de vidéo ?


Je préfère le terme « art numérique » à celui de « vidéo », lorsque je parle du travail réalisé par Christian Van der Borght, avec la complicité de Philippe Boisnard. Il s’agit en effet de la création d’une oeuvre à part entière, et d’une entrée essentielle dans la partition générale. Dans la proposition de Christian, il n’y a pas d’images venues du plateau, pas de captation d’acteurs. Christian et Philippe ont réalisé une scénographie digitale à partir d’un certain nombre de bases de données. Sur scène, les deux interprètes sont à l’intérieur de cette scénographie digitale qui entoure également les spectateurs. Cette scénographie, en plus de donner des chiffres précis de notre univers financier, propose également une esthétique très marquée.


Vous ne travaillez jamais avec les voix nues des acteurs ?


Jusqu’à présent, jamais. Tous les interprètes sont sonorisés, au HF. Je n’aime pas la projection des voix au théâtre. J’aime entendre respirer les acteurs, les entendre murmurer, être au plus près du timbre de leur voix, de leurs intonations, de leur intimité organique.


Après votre découverte du texte de Christophe Tarkos, vous avez tout de suite pensé à Stanislas Nordey pour vous accompagner dans ce projet. Puis vous lui avez adjoint une partenaire : la danseuse japonaise Akiko Hasegawa.
Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?


J’ai eu très vite l’intuition que Stanislas Nordey ne pouvait pas être seul, qu’il fallait fabriquer de l’altérité sur le plateau, et que c’était cette altérité qui proposerait une résistance au flux numérique de l’argent. Par intuition également, je voulais une femme face à un homme, une danseuse face à un comédien, une interprète qui ramène du corps, un corps en mouvement, un autre corps. Je voulais également que l’argent se parle en plusieurs langues. J’ai choisi Akiko Hasegawa avec qui j’avais déjà travaillé, mais comme chorégraphe, pour la pulsion de vie merveilleuse qui est en elle et parce que je voulais introduire le japonais. J’ai donc fait traduire le texte et nous avons déterminé ensemble les endroits où Akiko interviendrait. Il n’y a pas de sous-titres car tout ce qu’elle dit est immédiatement traduit par Stanislas Nordey. J’aime beaucoup leur tandem, ils sont si différents et si proches. Ils ont su créer ce lien, poser leur regard l’un sur l’autre. Il me semble qu’à partir du moment où il y a reconnaissance de l’altérité, il y a une humanité possible. Et donc un espoir possible.


Pourquoi avoir choisi le japonais alors que la langue dominante de l’argent est l’anglais ?


J’ai choisi la langue d’un pays qui, après avoir été détruit à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est devenu une puissance économique. C’est par l’économie que ce pays s’est reconstruit. J’aurais pu choisir l’allemand pour la même raison, mais je voulais confronter le son du japonais avec celui du français. Le japonais, d’un point de vue sonore, est une langue qui nous est absolument étrangère, bien plus que les langues européennes.


Y a-t-il une partition musicale qui accompagne l’acteur et la danseuse ?


Ce n’est pas une partition musicale, mais plutôt un univers sonore composé de nappes, de bruits réels, et bien sûr de boucles. Et puis il y a ces moments de silence. Comme pour la lumière qui suppose l’obscurité, le silence ne s’entend, ne se sculpte, que lorsqu’il intervient dans une partition sonore.


Vous êtes aussi réalisatrice de cinéma. Pourquoi être passée du cinéma au théâtre ?


J’ai d’abord écrit des romans, avant de devenir scénariste. Mais j’avais surtout envie, depuis l’enfance, de devenir réalisatrice. J’ai suivi le parcours normal : courts métrages puis longs métrages. Comme je n’avais aucune culture théâtrale, ma première grande découverte d’un texte dramatique fut Bernard-Marie Koltès. Ensuite, c’est à la demande d’une comédienne que je me suis intéressée au texte de Diderot, La Religieuse. J’ai été captivée par le motif de l’enfermement et j’ai fait un premier montage du texte en 1997. L’étape suivante fut l’écriture d’une pièce, Le Pilier, que j’ai créée au Théâtre Gérard Philipe quand Stanislas Nordey en était le directeur. Je n’aimais pas le résultat de ce travail et je suis retournée au cinéma où j’ai finalement réalisé un premier long métrage. Puis je suis revenue au texte de La Religieuse, mais avec une nouvelle adaptation, où cette fois-ci j’écrivais moi-même, et une nouvelle mise en scène. C’est à partir de cet objet qui était enfin abouti, et qui a énormément tourné même à l’étranger, que j’ai compris que je ne lâcherais plus le plateau. Depuis, j’ai dû faire une dizaine de mises en scène. Ce qui ne signifie pas que je renonce au cinéma où je vais bientôt à nouveau travailler.


Le cinéma apporte-t-il quelque chose à votre travail de metteure en scène de théâtre ?


J’arrive avec des outils différents, puisque le cinéma propose une autre syntaxe, celle du plan et de son montage. C’est la raison pour laquelle la scénographie est si importante pour moi au plateau. C’est dans ce cadre que je vais intégrer d’autres cadres, c’est dans cet espace que je vais fabriquer le rythme du récit. Mais je n’essaie pas de faire du cinéma au plateau, ça n’aurait aucun sens. En revanche, je sais que mon goût du rythme vient du montage cinéma. Par ailleurs, je ne dirige pas les acteurs de la même façon au cinéma et au théâtre. Au cinéma, il faut savoir créer le moment juste pour l’émotion juste. Une fois que la prise est en boîte, tout va bien. Au théâtre, j’ai appris le plaisir du cheminement avec le comédien pour arriver à une partition qui ne sera pas « jouée » mais incarnée. Les textes sont souvent pour moi des livrets d’opéra, je veux qu’on les entende. Je suis très précise avec les interprètes, sur le maniement de la langue, la respiration, le mouvement. Mais c’est cousu sur eux, c’est pour cela que ça m’est très difficile d’imaginer une reprise de rôle. Pour moi, cela signifie tout recommencer. Car à un moment donné, ce qui est magnifique, ce n’est même plus que l’interprète incarne la partition mais qu’il « soit » la partition. Mais généralement, que ce soit au théâtre ou au cinéma, je travaille essentiellement sur l’inconscient et la fiction ou l’imaginaire, dans une approche fantastique qui me permet de créer de vrais univers.

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