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Jours souterrains

+ d'infos sur le texte de Arne Lygre traduit par Terje Sinding
mise en scène Jacques Vincey

: Peut-on restaurer l’humain par la force ?

Entretien avec Jacques Vincey

Yannic Mancel : Pourriez-vous nous indiquer, d’un regard rétrospectif, ce qui dans votre parcours vous amène à la découverte de cet auteur norvégien encore jeune, Arne Lygre, et de son écriture si singulière ?


Jacques Vincey : Le choix de mettre en scène un texte est toujours motivé par des raisons diverses. Il y a des thématiques qui nous attirent et qu’on poursuit, qu’on essaie de creuser de spectacle en spectacle, et qu’on n’identifie parfois qu’à posteriori. J’avais probablement envie, à ce moment de mon cheminement, de me démarquer de toute cette série de classiques contemporains, que je venais d’aborder – Strindberg, un scandinave déjà, Mishima, Genet déjà en projet – pour me colleter avec l’univers d’une écriture immédiatement contemporaine, celle d’un jeune auteur vivant. Le manuscrit de Jours souterrains tout récemment traduit par Terje Sinding et qu’ont bien voulu me confier les Éditions de L’Arche, m’a confronté à une écriture qui d’emblée m’a renvoyé à des fondamentaux, à des archétypes, voire à certaines racines mythologiques de la littérature et du théâtre européens. Et en même temps, elle me donnait l’impression d’une écriture que je n’avais jamais lue. Elle me contraignait à inventer de nouveaux outils. Elle me renvoyait ainsi à ma double responsabilité d’interprète et de créateur, inventeur d’un langage scénique capable de s’approprier les innovations de cette écriture inédite.
Si cette écriture me bouleverse, c’est qu’elle parle de notre humanité dans ce qu’elle a de plus large et aussi de mon intimité dans ce qu’elle a de plus secret.


Yannic Mancel : Quand on lit ce texte, on pense évidemment à des faits divers qui, ces derniers temps, ont défrayé la chronique européenne – l’affaire de la séquestration de Natacha Kampusch par exemple et quelques autres similaires…


Jacques Vincey : C’est une vraie question, à laquelle on ne peut échapper. Pourquoi, à certains moments de notre Histoire, des faits divers au demeurant assez sordides et assez ordinaires se chargent-ils d’une résonance qui les érige au rang de symptôme et dont s’empare immédiatement la société tout entière ? Je me suis récemment posé la question avec l’affaire des sœurs Papin, source anecdotique des Bonnes, de Jean Genet, à laquelle ont tour à tour donné un écho singulier des personnalités aussi diverses et singulières que Nico Papatakis, Jacques Lacan, Jean Magnan, Jean-Pierre Denis, Claude Chabrol.
J’en ai parlé avec l’auteur, Arne Lygre, et il a tenu à préciser qu’il avait écrit la pièce avant la révélation de tous ces faits divers qui ont fait la une des journaux télévisés. Sans nier que la création littéraire se nourrit de la porosité de l’air du temps voire parfois de la prescience d’événements à venir, il a tenu à me rappeler l’anecdote personnelle qui a déclenché en lui l’imaginaire de sa pièce. Un jour, dans le tram à Oslo, il s’est retrouvé face à un jeune homme d’une vingtaine d’années dont il s’est dit, après avoir identifié sa désespérance et sa perdition : si on n’aide pas ce garçon, si on ne fait pas quelque chose pour lui, dans trois ans il sera mort ! Or effectivement, le personnage principal qui s’appelle « Propriétaire » dans la pièce décide pour cette même raison qu’il faut agir. « On ne peut quand même pas rester là, lui fait dire l’auteur, et regarder les gens se noyer : il faut agir, c’est notre devoir… » Comment être actif dans un monde qui nous échappe dans l’effritement de ses valeurs et de ses repères, comment garder prise et donner un sens à une existence ? La réponse de ce « Propriétaire » est en l’occurrence très paradoxale puisqu’il enferme chez lui ces êtres à la dérive pour les sauver, les reconstruire ou dit-il encore, les « restaurer » comme on restaure une œuvre d’art ou le disque dur d’un ordinateur – on sent d’ailleurs très fort dans les choix de vocabulaire d’Arne Lygre l’influence très contemporaine de l’informatique et des jeux vidéo. Se pose alors la question morale du « jusqu’où peut-on aller » pour  « sauver » des gens. C’est là qu’on rejoint certaines questions fondamentales de la mythologie, voire de la mystique : comment se réinventer une histoire et recomposer une réalité après avoir été chassé du Paradis terrestre ? Comme s’il fallait repasser par une fiction pour que la vie redevienne vivable et acceptable alors que les liens à l’extérieur de cette maison où les personnages sont retenus prisonniers se sont complètement dissous.


Yannic Mancel : Voulez-vous dire que, un peu comme on peut le constater dans le débat politique aujourd’hui, le protagoniste répond sur un mode contestable et dangereux à des questions qui, elles, demeurent pertinentes ?


Jacques Vincey : Bien sûr, cette réponse est extravagante et inacceptable car elle touche un dogme inaliénable de nos démocraties, à savoir celui de la liberté. Et c’est bien là que résident la tragédie et son dilemme : n’existe-t-il, pour corriger les dérives et les déliquescences de nos sociétés que des solutions relevant de la coercition, de la rééducation la plus autoritaire, voire de la tentation fasciste ?


Yannic Mancel : Pourriez-vous nous éclairer davantage sur ce que vous identifiez comme les « racines mythologiques » de la pièce ?


Jacques Vincey : Seul le dernier des quatre personnages est doté d’un prénom : Peter. Les trois autres – Propriétaire, Femme et Fille – sont des entités génériques. Il faut dire que Peter, qui est issu d’un milieu aisé, est le seul qu’on recherche et dont on parle à la télévision – c’est donc le seul à avoir une identité.
La pièce commence par planter le décor et la situation dans un style qui relève de l’épure.
Femme annonce « une histoire où la réalité est loin (…) Et pourtant. Dans cette histoire tout est réel… » On pourrait voir dans cette phrase une définition du théâtre. J’ai souvent cité aux acteurs en répétition cette phrase du metteur en scène flamand Jan Lauwers qui dit : « Il faut revendiquer le mensonge de l’imagination comme réponse au mensonge de la réalité ». Il y a dans cette pièce une nécessité de se raconter des histoires pour pouvoir accéder à de nouvelles strates de réalité.


Yannic Mancel : Avec une telle situation d’enfermement et ce mot de bunker qui est cité dans le texte, j’imagine que votre réflexion sur l’espace et la scénographie a dû être à la fois très complexe et très précise.


Jacques Vincey : Il faut ici saluer la grande liberté d’écriture d’Arne Lygre, totalement affranchie de toute préoccupation de réalisation scénique. A nous, gens de la scène, de trouver les solutions pour entrer en cohérence avec cette liberté de vision. La pièce évoque trois étages : un rez-de-chaussée dont le sol est percé d’une glace sans tain qui permet, de voir au-dessous le bunker où sont enfermés les deux nouveaux séquestrés, et un étage supérieur où est installée une télévision. Il est aussi question d’une piscine où vont nager les personnages. Alors on se dit qu’il est impossible de figurer tout cela, que cette complexité spatiale est irreprésentable. D’autre part, ces espaces sont très instables, très poreux et l'on se dit qu’il ne faut surtout pas figer l’imaginaire que suscite cette écriture par un excès de représentation.
Je me suis vite rendu compte en dialoguant avec mon scénographe que les choses étaient moins intéressantes quand elles étaient montrées que quand elles étaient seulement suggérées. Mais nous ne voulions pas nous laisser enfermer dans l’abstraction.
Nous nous sommes donc orientés vers des choix qui relevaient davantage du sensoriel et du symbolique. Nous avons donc imaginé une membrane qui dessine une ellipse sur le plateau, comme la matrice d’une seconde naissance, une membrane translucide dont les pulsations lumineuses modifient la température de l’endroit. De même au sol, la surface réfléchissante qui suggère la communication visuelle avec les sous-sols du bunker est-elle tantôt découverte tantôt recouverte d’une matière organique, sombre et molle, inidentifiable, qui étouffe et mate les bruits, assouplit les pas et efface les traces de ceux qui le foulent.
Il fallait donner l’idée d’enfermement – un mur unique et circulaire, une unique porte d’entrée et de sortie… – en même temps que d’un cocon insidieux, d’où le choix des matières souples et feutrées. Il fallait enfin que le spectateur puisse trouver sa place de spectateur voyeur en surplomb face à cette arène ovoïde et au combat philosophique et moral qui s’y joue.


Yannic Mancel : On imagine aussi que pour incarner cette écriture diaboliquement précise et épurée, vous avez dû accorder un soin tout particulier au choix des acteurs et à la distribution des rôles.


Jacques Vincey : J’ai tout de suite eu envie de confier le rôle du « Propriétaire » à Jean-Claude Jay, un acteur qui a beaucoup joué les rois, les princes, un très bel homme, âgé mais toujours puissant et très élégant. Il me semblait pouvoir évoquer une sorte de capitaine d’industrie retiré du monde et des affaires qui consacrerait la fin de sa vie à imaginer des expériences philosophiques et morales sur l’humain, un peu dans l’esprit des aristocrates éclairés du XVIIIe siècle tels que les évoque par exemple Marivaux dans La Dispute. Anne Sée, que j’avais déjà engagée dans Madame de Sade, en plus de ses origines scandinaves qui se sont révélées très précieuses dans la compréhension intime qu’elle a très vite manifestée de la pièce, est porteuse d’une force dans laquelle on peut pressentir des failles, des fractures qui pourraient aussi bien la précipiter dans des abîmes, or pour le personnage de « Femme » cette ambivalence me paraissait essentielle.
Quant aux deux jeunes acteurs, à peine sortis des écoles, j’ai eu plaisir à constater qu’ils entraient dans cette écriture et cet univers avec une aisance déconcertante, là où Jean-Claude Jay, de deux générations leur aîné et dont la longue expériencethéâtrale est plus classique, éprouvait quant à lui certaines difficultés d’approche bien compréhensibles.


Propos recueillis par Yannic Mancel

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