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Intrigue et amour

mise en scène Yves Beaunesne

: Note d’intentions

La fille qui s’agrippait aux nuages

La chose la plus insupportable qui soit n’est-elle pas de voir souffrir quelqu’un qu’on aime ?


Intrigue et amour est une pièce chorégraphique par la grâce des méduses, la danse des sept voiles d’une pieuvre violacée ou de milliers de chinchards en boule, picturale par ses seiches psychédéliques et ses hallucinants coraux, ses nuages d’anchois et ses démentes bousculades d’araignées, fantastique par sa forêt de kelps géants, ses oursins diadèmes, son poisson porc-épic, sa rascasse volante, ses espèces aux masques extravagants, ses scènes de crime – lutte à mort entre un crabe et une squille, piqués d’oiseaux frégates sur les bébés tortues émergés du sable et courant vers la mer, attaque foudroyante d’une horde d’albatros qui piquent le nez dans l’eau comme des obus, foudroyant leurs proies ou les poursuivant jusqu’à quinze mètres de profondeur.


Intrigue et amour est une des pièces phares de l’Allemand Friedrich von Schiller, écrite à 24 ans par ce camarade de Goethe en rupture ouverte avec les absolutismes. Tout Schiller est de la littérature policière puisque tout y tourne autour de la mort, de l’énigme, de la faute et surtout de la disparition. Il aime écrire sur les amours en fuite.


Intrigue et amour est une charge explicite contre la corruption politique et sentimentale tout autant qu’un cri plein de vie appelant 1789 mais aussi mai 68 ou l’année 69… Dans cette trame de polar jouée pour la première fois à Mannheim en 1784, Schiller a logé une poudrière : le chef du budget y fraude le budget, le ministre chargé de lutter contre la fraude fiscale triche allégrement, le ministre de la rigueur l’applique aux autres mais pas à lui, le défenseur intransigeant de la “règle d’or” planque son or, l’homme qui joue le “père la morale” n’en a aucune… Schiller est sans doute l’intellectuel qui se bat le plus contre l’injustice sociale et politique dans la deuxième moitié du 18e siècle. Un cri du mouvement Sturm und Drang, comme un de ces printemps porté par une jeunesse en révolte contre l’absolutisme. La révolution française sera pour elle un idéal à atteindre : Schiller a été nommé « citoyen d’honneur » par l’Assemblée législative française issue de la Révolution de 1789. Si Intrigue et amour étonne par sa violence sans masque, c’est que la pièce va au-delà des contingences polémiques et politiques. Il y a bien une intrigue (délicieusement tordue), de l’amour, de la jalousie, une fin tragique et une absence totale de personnages secondaires : chaque protagoniste possède chair et densité. Mais il faut ajouter à cela une langue superbe, une langue qui marie l’expression de sentiments extrêmement subtils à celle d’une cordiale trivialité et de pointes d’humour surprenantes chez le précurseur du romantisme allemand qui a déposé ses préceptes dans la bouche de Louise : «Les mots sont des cadavres froids que seul l’amour ramène à la vie.»


Intrigue et amour relate un conflit de générations, conflit de culture, où la jeunesse refuse les différences sociales au nom de l’utopie amoureuse. Louise et Ferdinand, qui s’aiment, sont selon la formule du philosophe George Steiner, des êtres qui « n’ont pas de racines, mais des jambes ». Ils vont retourner la table et ne se soucieront pas de savoir s’il y a de la vaisselle dessus. Louise s’agrippe aux nuages pendant que Ferdinand, le diable et l’ange, réussit à se trahir sans se quitter. Le bonheur est fugace, seul le malheur traîne.


Intrigue et amour est aussi un opéra de Verdi, Luisa Miller, sur un livret de Salvatore Cammarano. Verdi y provoque ce déferlement de sensations propres au rock, cette grande caresse anonyme sur le public, au milieu duquel la musique passe avec caprice. La dissonance chez Schiller dit que les choses sont comme cela, mais qu’elles pourraient être autrement. Il nous faut inventer cet opéra-rock verdi-schillerien qui s’échappe à travers les fissures de l’âme et s’en va vers la vallée, s’insinue dans les tanières des renards, se mêle à la pluie, pénètre la terre. Il faut sortir du rang et trouver cette lumière, quoi qu’il en coûte, pour laisser nos âmes grandir et se répandre au-dehors. La musique sera de Camille Rocailleux, jouée et chantée par les dix comédiens, un feu qui célèbrera l’horizon de demain sur un monde de glace.


La devise de Schiller : « Vivez votre siècle, mais ne soyez pas sa créature ». Il ne faut pas attendre d’être vainqueur pour devenir humain, ce sera trop tard. La guerre la plus dure est la guerre à mener contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. A se désarmer de la volonté d’avoir raison.

Yves Beaunesne

septembre 2013

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