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I Am the Wind

+ d'infos sur le texte de Jon Fosse traduit par Simon Stephens
mise en scène Patrice Chéreau

: Entretien avec Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Je suis le vent après avoir mis en scène Rêve d’automne du même auteur, Jon Fosse ?


Patrice Chéreau : Il faut revenir à la genèse de ces deux projets. Il y a deux ans, je lisais des pièces de théâtre et je suis tombé sur Rêve d’automne. C’était exactement au moment où le musée du Louvre me faisait la proposition d’un vaste projet de collaboration. Il m’a paru évident que cette pièce correspondait parfaitement à ce que j’avais envie de faire entendre comme théâtre à l’intérieur du musée. Lors de discussions avec Katharina von Bismark, directrice de l’Arche Éditeur qui publie les textes de Jon Fosse, celle-ci m’a rappelé m’avoir précédemment adressé une autre pièce de cet auteur, Je suis le vent, en pensant qu’elle pourrait m’intéresser. J’ai relu la pièce et me suis dit qu’il fallait que je la monte, tout en gardant intact le désir de travailler sur Rêve d’automne pour le Louvre. Je ne voulais pas passer à côté d’une pièce aussi énigmatique. J’ai donc décidé de monter les deux, successivement. C’est quelque chose que je n’avais pas fait depuis l’époque où je travaillais au Théâtre Nanterre-Amandiers, mais que je pensais possible, sans doute aussi parce que je travaille depuis avec Thierry Thieû Niang. J’ai compris qu’on pouvait faire plusieurs choses en même temps, sans pour autant nuire à la qualité de chacun des travaux engagés. Je pense qu’il est plus facile de rêver sur deux pièces de Jon Fosse que de passer de Jon Fosse à Koltès, comme nous venons de le faire. J’ai aujourd’hui le sentiment de connaître beaucoup mieux la langue de Jon Fosse, c’est-à-dire sa façon d’écrire et de pouvoir rentrer plus facilement dans cette écriture en laquelle j’ai une absolue confiance.


Votre rapport avec l’auteur Jon Fosse est-il de même nature que celui que vous entreteniez avec Koltès ?


P. C. : Ma rencontre avec l’écriture de Koltès a bouleversé mon parcours de metteur en scène. Elle est arrivée tard dans ma vie. Je prenais des textes qui n’avaient jamais été montés auparavant, autrement dit une oeuvre qui n’était pas encore « sèche », comme disait mon père. Avec Jon Fosse, on est en effet dans la même nature de rapport. Si je voulais avoir des renseignements sur la façon de monter ces pièces, je n’aurais personne à qui m’adresser. Ce ne serait bien évidemment pas le cas si je m’intéressais à une pièce de Shakespeare.


Vous allez monter cette pièce avec des acteurs anglais. Pourquoi ?


P. C. : C’est l’aboutissement d’un processus engagé depuis déjà quelques années avec le Young Vic Theatre de Londres, qui désirait m’accueillir et qui m’avait proposé de mettre en scène Macbeth. J’avais moi-même très envie de travailler avec des acteurs anglais, mais l’idée de m’attaquer à Shakespeare dans la langue originale du texte me faisait peur : si vous montez Shakespeare en français, vous pouvez vous cacher derrière la traduction, ce qui n’était pas possible à Londres. Je leur ai donc proposé le texte de Jon Fosse et ils ont accepté. Cela s’est fait sans beaucoup réfléchir, assez simplement, un peu comme lorsque j’ai décidé de mettre en scène Peer Gynt alors que je n’avais lu que le premier acte… Thierry Thieû Niang ayant accepté de m’accompagner dans ce projet, nous avons commencé à chercher des acteurs. Une fois les acteurs trouvés, il n’y avait plus aucune hésitation possible.


Quand Jon Fosse parle de son écriture, il parle beaucoup de musicalité. Vous avez déclaré dans une interview que vous aimiez les acteurs anglais parce qu’avec eux, « on comprend tout tout de suite car ils n’ont pas la voix placée comme les Français ». Cela change-t-il votre façon de travailler le texte ?


P. C. : Les acteurs anglais ont aussi une qualité de travail légèrement supérieure aux acteurs français. Leur disponibilité et leur flexibilité facilitent, pour moi, le travail. C’est une question de culture et d’éducation. Avec eux, on a le sentiment que tout est possible, qu’on peut aller loin, même si on ne sait pas toujours comment y parvenir. Ma première rencontre avec des acteurs anglais s’est faite au cinéma, notamment autour de mon film Intimité. J’ai adoré les moments partagés avec eux. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas les acteurs français, mais je suis conscient des différences, même si j’ai eu beaucoup de plaisir avec les acteurs de Rêve d’automne ou avec Romain Duris pour La Nuit juste avant les forêts de Koltès. En ce qui concerne la «musicalité » du texte, il faut savoir de quoi on parle. Il y a une construction musicale, c’est indéniable. Il y a des thèmes qui reviennent, une vraie structure, mais je n’arrive pas à entendre une véritable musicalité dans le texte français. Si je pouvais l’entendre en norvégien, peut-être serais-je plus sensible à une forme de musicalité, même s’il ne faut pas oublier que le norvégien que parle Jon Fosse est très minoritaire en Norvège, puisque parlé par environ dix pour cent de la population. Je crois que cette musicalité dont parle Jon Fosse doit être vraiment liée à la langue, car dans la version anglaise je perçois un rythme différent. J’entends autre chose, mais peut-être est-ce parce que c’est un auteur, un excellent auteur, Simon Stevens, qui a assuré la traduction de ce texte.


Vous travaillez la mise en scène à deux. Comment envisagez-vous cette collaboration ?


Thierry Thieû Niang : C’est un travail partagé qui a débuté dès l’origine du projet. Il se fait dans une grande liberté, rien n’est organisé à l’avance. Depuis plusieurs années, je travaille avec des comédiens sur des propositions théâtrales parce qu’il y a quelque chose qui me fascine dans le corps des comédiens que je ne retrouve pas obligatoirement dans le corps des danseurs : une façon “maladroite” de chercher dans les pieds et dans les bras des appuis au moment où ils sont traversés par un texte, une langue ou un personnage. Cela m’intéresse beaucoup car, depuis des années, je cherche avec des enfants, des seniors, des chanteurs et des comédiens des façons différentes de bouger, d’être sur un plateau. Cette recherche m’aide dans mon propre travail de danseur et de chorégraphe. Ce que j’amène en premier dans notre travail commun avec Patrice Chéreau, c’est une pratique de l’improvisation pour trouver de nouvelles énergies en travaillant sur le poids des corps, sur le toucher, sur les contacts, yeux ouverts ou yeux fermés. C’est un travail très concret pour voir comment quelque chose surgit du geste dansé, qui va faire entendre autrement le texte dit.


Qu’est-ce qui vous a donné envie de venir vers le théâtre ?


T. T. N. : Si je danse, c’est que j’ai toujours eu du mal à mettre des paroles sur ce que j’avais envie d’être ou de faire. Je suis un grand lecteur silencieux. Avec le théâtre, j’ai compris que je pouvais raconter des choses du réel d’une façon plus directe qu’avec la danse, qui est un art plus abstrait. En travaillant avec des acteurs qui ont joué dans des opéras, comme ceux de La Maison des morts, mis en scène par Patrice Chéreau, je me suis très vite rendu compte qu’il y avait la possibilité de créer des choses très chorégraphiques. J’en ai eu la confirmation en travaillant avec Michelle Marquais dans Rêve d’automne. Ma première expérience d’une vraie rencontre heureuse avec le théâtre, c’est avec François Rancillac lorsqu’il a présenté Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce. Je crois que, depuis, j’ai plaisir à remettre les acteurs « dans » leur corps. Bien sûr, Patrice ne m’a pas attendu pour travailler sur le corps des acteurs et sur les mouvements. Mais, avec lui, je ne suis pas dans la reproduction d’une technique qui serait valable quel que soit le spectacle. Avec lui, je m’aventure sur des terrains souvent inconnus : travailler sur un texte non théâtral, La Douleur de Marguerite Duras, travailler avec un comédien qui n’a jamais fait de théâtre comme Romain Duris dans La Nuit juste avant les forêts ou encore travailler à Londres avec des acteurs anglais.


Est-ce justement parce que vous allez travailler en anglais avec des acteurs anglais que vous éviterez l’écueil de la répétition des formes ?


P. C. : J’ai toujours essayé d’éviter de faire deux fois le même spectacle, même si je ne suis pas dupe et que je sens bien qu’il y a parfois des répétitions. Comme tout le monde, parce que j’ai des obsessions dont j’ai du mal à me défaire. Mais j’ai l’espoir, utopique peut-être, que Rêve d’automne était différent de ce que j’avais fait jusqu’alors pour deux raisons : d’une part, parce que j’ai découvert un auteur et, d’autre part, parce que je travaille depuis longtemps avec Thierry. Entre Rêve d’automne et Je suis le vent, le travail sera forcément différent, parce que les deux pièces ne se ressemblent pas. Pour Je suis le vent, il s’agit d’une pièce avec deux personnages isolés en pleine mer, ce qui ne ressemble pas à Rêve d’automne, qui regroupe toute une famille dans un cimetière. Il me semble que j’ai acquis une relative familiarité avec l’écriture de Jon Fosse, qui pourra beaucoup me servir, car la première fois qu’on aborde cet auteur, il y a un choc, une difficulté à comprendre, à imaginer ce qui se cache derrière les mots.


Les mots sont rares dans les pièces de Jon Fosse. Est-ce cette rareté qui vous a séduit ?


P. C. : J’ai lu toutes les pièces de Jon Fosse qui ont été traduites en français. Si j’ai choisi ces deux-là, c’est bien sûr parce qu’elles proposaient un matériau qui m’obligeait à chercher, à creuser, à tenter de trouver ce qu’il y avait de fascinant dans cette écriture. Mais comme je vous le disais, il y a une part de hasard dans les choix. C’est très important le hasard, que je pourrais aussi nommer « intuition »… Avec Je suis le vent, nous sommes confrontés à une énigme totale qui, forcément, nous donne envie d’en savoir plus. Qu’est-ce qui se passe exactement dans cette pièce ? Qu’est-ce que cela touche ? Comment traiter les sautes de temps ? Dans Rêve d’automne, lorsque j’ai voulu résoudre ce problème du temps qui passe entre deux scènes, je n’y suis pas vraiment arrivé, alors qu’en laissant ce même problème se résoudre tout seul à un autre moment de la pièce, sans rien faire, il y a eu comme une évidence. Dans Je suis le vent, cette question du temps qui passe est au coeur même de la pièce ; à aucun moment on ne peut dire : « Ah… voilà… avec cette phrase on est avant, avec cette phrase on est après. » Il n’y a pas de rupture nette, à l’image de la musique symphonique de Wagner où il est impossible, dans les modifications harmoniques, de se dire que c’est ici que tout bascule. Le passage n’est pas identifiable.


Jon Fosse affirme que, dans ses textes, ce qui n’est pas dit est plus important que ce qui est dit. Partagez-vous cette opinion?


P. C. : Non seulement je la partage, mais je pense que c’est valable pour la quasi-totalité des pièces que je monte. En tout cas, c’est toujours ce que je dis aux acteurs. Souvent les acteurs ont travaillé avant d’arriver sur le plateau et ils ont travaillé sur la seule matière en leur possession, c’est-à-dire le texte. Tout mon travail, à ce moment-là, consiste à détricoter ces constructions pour justement atteindre ce qu’il y a derrière les mots, ce qui n’est pas dit par les mots.


T. T. N. : Ce qui n’est pas visible est justement ce que la danse peut toucher plus particulièrement. Il peut y avoir une évidence des corps et des gestes.


Je suis le vent met en scène deux figures, l’Un et l’Autre, dont nous savons peu de choses…


P. C. : Oui, il y a un mystère quant à la présence des deux personnages au début de la pièce. Ils sont dans le même anonymat puisqu’ils n’ont pas de noms, pas de personnalité propre. Le danger serait de vouloir trouver une signification à ce mystère. Jon Fosse le dit très clairement : si je donne un nom à mes personnages, je donne une signification et je bloque le sens. Il faut donc inventer, en ouvrant des possibilités multiples. Ce qui n’est pas évident pour un public anglais, qui aime avoir toutes sortes de renseignements sur les personnages. Quand j’ai discuté avec Jon Fosse, après une représentation de Rêve d’automne, je lui ai demandé quels étaient les liens entre les deux personnages, de quelle façon ils étaient proches l’un de l’autre, c’est-à-dire quel passé commun pouvait les unir… Jon Fosse m’a répondu : « Je ne sais pas quels sont leurs liens, mais je suis sûr que, dans le temps de la pièce, ils sont très proches. »


Patrice Chéreau, lorsque vous parlez de votre travail de metteur en scène vous dites être un artisan et pas un artiste. Diriez-vous la même chose de votre travail d’interprète lorsque vous jouez ou que vous lisez des textes ?


P. C. : J’ai beaucoup joué quand j’ai commencé à travailler dans le théâtre. Mais ce n’était pas ma réelle volonté. Moi, j’ai toujours voulu organiser les choses. C’est essentiellement en jouant Dans la solitude des champs de coton que j’ai effectué un réel apprentissage d’acteur. Dans mes lectures, je m’attache à la langue et au texte. C’est un exercice sur le phrasé, sur le moyen de faire parvenir le sens et pas seulement la musique d’un texte. Ce qui veut dire que je ne travaille pas sur un « état », sur une « transe ». C’est l’articulation de la pensée qui m’intéresse et je m’aperçois souvent qu’il suffit d’appuyer sur le bon mot, qui n’est pas obligatoirement le mot le plus important, pour faire surgir le sens de la phrase. C’est ce travail que je fais sans cesse avec les acteurs. Je ne dirige pas les acteurs, je les accompagne en tenant compte de ce qu’ils sont en tant que personne. Je ne tente pas de leur imposer des théories battues en brèche dès qu’ils posent le pied sur le plateau, je ne les oblige pas à être différents de ce qu’ils sont, je contourne les problèmes si je m’aperçois qu’il y a un blocage. J’essaie de garder ce qui émerge et qui n’a pas été prévu. Pour le travail sur le texte, c’est comme dans la danse, si on ne prend pas le bon appui, le mouvement ne fonctionne pas. À la vérité, je fais toujours mes lectures, textes en main, je retrouve ainsi mes réflexes de metteur en scène. Pour en revenir au mot « artiste », qui est un très beau mot, je le trouve un peu galvaudé en ce moment : c’est la raison pour laquelle je lui préfère « artisan », en référence à l’artisanat.


Qu’elle est la nature du travail de Thierry Thieû Niang dans ce processus de création ?


P. C. : Beaucoup de gens pensent que je lui demande de travailler sur le corps des acteurs pour leur apprendre à bouger. Mais ce n’est pas ça du tout. Au mois de décembre, nous avons passé une journée avec les acteurs anglais. Le matin, Thierry a travaillé deux heures avec eux et je suis venu l’après-midi. J’ai vu le résultat et j’ai constaté un rapprochement des corps avec, en arrière-plan, la situation même de la pièce. Il avait établi un début d’agencement possible des corps. J’ai pris quelques photos et, l’après-midi, à la table, nous avons décortiqué le texte, ce qui est le plus long. Ensuite, le travail de Thierry et le mien s’imbriquent : je profite de l’inventivité folle que je constate dans la danse contemporaine pour construire avec Thierry le spectacle. Nous travaillons ensemble : j’assiste aux improvisations qu’il fait et il est présent lorsque nous étudions le texte. Nous échangeons donc beaucoup, sur et hors du plateau.


T. T. N. : Je pense que les chorégraphes et les danseurs de ma génération ont été habitués très jeunes à aller vers les compositeurs, vers les plasticiens, vers les gens de théâtre. Les équipes se sont décloisonnées et les rencontres ont été nombreuses. La vraie question est celle de la nature de la collaboration. On peut seulement être là pour faire bouger les corps, apporter nos techniques, ou bien participer à la totalité de l’élaboration du projet. Avec Patrice, je ne suis plus seulement chorégraphe : j’apprends ce qu’est la direction d’acteur, ce qu’est dialoguer avec les acteurs, leur renvoyer des choses qui dépassent leur simple rapport au corps. Après avoir collaboré avec lui, je me rends compte à quel point certains metteurs en scène abandonnent les acteurs sur le plateau. Patrice, lui, est présent à leurs côtés à chaque instant pour arriver ensemble vers le but et pour continuer, même après la première, même en tournée, à retravailler, à reprendre, à continuer d’inventer. Un collectif de création se forme alors, fonctionnant avec tous les collaborateurs du projet, avec Richard Peduzzi, son décorateur, ou, pour l’opéra, avec Pierre Boulez. Le metteur en scène n’est plus un roi omnipotent, mais le membre, sans doute le plus important, d’une famille réunie pour créer sans que personne ne se sente dépossédé de quoi que ce soit. Il arrive souvent que des amis qui connaissent mon travail me disent reconnaître la part qui est la mienne dans ce projet collectif.


P. C. : Oui, mais souvent ils se trompent… et l’inverse est aussi vrai. Et c’est cela qui est important. C’est la preuve du croisement que nous opérons ensemble.


Patrice Chéreau, vous n’étiez pas revenu au Festival d’Avignon depuis 1988 et Hamlet. Pourquoi ?


P. C. : Cela c’est trouvé comme ça… Je ne suis pas fou du plein air… Il faut dire aussi que j’ai passé pas mal de temps sur les vingt dernières années à faire du cinéma et de l’opéra même si, contrairement à une idée répandue, je n’ai jamais vraiment quitté le théâtre en faisant notamment des lectures. Si on ajoute les spectacles d’opéra à ces lectures, je suis parfois resté présent neuf mois sur douze sur les plateaux de théâtre. À quelqu’un qui récemment me disait : « Alors, ça y est, tu reviens au théâtre… », j’ai répondu : « Oui, mais je repars tout de suite… »

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