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Homme sans but

+ d'infos sur le texte de Arne Lygre traduit par Terje Sinding
mise en scène Claude Régy

: Entretien avec Claude Régy

Comment s’est faite la découverte de ce jeune auteur norvégien, Arne Lygre, et de ce texte en particulier ? Qu’est-ce qui vous a décidé à le mettre en scène ?


Claude Régy : « C’est L’Arche-Editeur qui m’a communiqué ce texte. Avec beaucoup d’autres d'ailleurs. Depuis des années je lis de la littérature contemporaine. Et là, tout à coup, comme cela ne m’est arrivé que quatre ou cinq fois dans ma vie, j’ai senti un souffle neuf. Quelque chose était différent. Le texte m'est apparu comme un diapason de l’évolution de la société et du monde. Dans nos villes. Dans nos vies. C'est l’acuité dans la nouveauté qui m’a frappé.


Comment définiriez-vous la« nouveauté » de ce ton ?


Claude Régy : « Ce que je trouve séduisant, c’est que la pièce touche à la gravité sans jamais être didactique. Elle lance des sondes vers des zones profondes et reste en état d’apesanteur. Rien n’est pénible ni appuyé. Et beaucoup de choses restent tues.
Car Lygre crée une poésie sans le secours de la littérature. Avec des phrases très simples et en général brèves. La pièce, comme la vie même, se développe de manière multiple, surprenante. Elle ne raconte pas. Elle propose un arsenal de possibles.
C’est un agrandissement et une exploration de l’espace du doute – une exploration qui nous retire et qui retire au monde toute stabilité.
Cela m’a paru très nouveau dans la façon de le dire. Même s’il y a très longtemps que je doute de la réalité du réel.
J’ai commencé à créer un mouvement opposé au didactisme – à cet “empire Brecht” – qui était omniprésent. C'était avec Peter Handke. Après 1968. Et s’il y a une écriture proche de Lygre, dans le choc de la nouveauté, c’est justement celle de la première pièce d’Handke que j’ai montée à Paris, La Chevauchée sur le lac de Constance. Là non plus, on ne pouvait pas décrypter de quelle nature de réalité il s’agissait. C’était, en principe, des acteurs. Étaient-ils en train de jouer ? De tourner un film ? Avaient-ils des aventures à ce moment-là ? Ou bien s'agissait-il seulement de souvenirs ? Souvenirs d’histoires réelles ? Ou d'histoires fictives ? On se trouvait dans un décor où l’artificialité était rendue réelle. En fait, on ne peut définir la nature du réel.
Chez Lygre, ce doute est transmis par la langue, mais surtout par une liberté extraordinaire. Il se laisse guider par l’instinct. Il invente une chose sans savoir pourquoi. Sans savoir où elle va le mener. Brusquement, cela prend une autre direction. Puis encore une autre. Cela pousse dans tous les sens sans cohérence apparente.
C’est donc, pour les acteurs, une proposition d’une suite d’improvisations : avec rien, on doit créer et faire croire à des choses qui sont suggérées, mais jamais nommées.


Il appartient ensuite à la mise en scène de conférer à tout cela une unité ?


Claude Régy : « Pour ce qui est de la mise en scène, je ne sais pas encore ce qu’elle deviendra (sourire). C’est aussi cela qui est intéressant, lorsqu’on s’attaque à une écriture nouvelle. Voir comment elle réagit. On a une impression, on va chercher dans un sens. Et puis on va être surpris et instruit par ce qu’on va découvrir. On est attentif aux comédiens. On écoute le texte. On voit ce qui se condense dans l’espace. De quelle manière va-t-on rendre sensible ce qui, sans être dit, existe de manière concrète.
Le travail avec les acteurs est mon seul point de départ pour explorer un texte. J’ai toujours dénoncé les abus de la mise en scène. Du spectaculaire. Le recours à tout un attirail extérieur qui peut être très efficace, très impressionnant parfois. Mais pour moi j’ai fait le choix du dépouillement dans le vide…


L’écriture d’Arne Lygre pourrait-elle se rapprocher de celle, également très simple, de son compatriote Jon Fosse, dont vous aviez notamment mis en scène Quelqu’un va venir ?


Claude Régy : « Oui et non. Il y a, en fait, deux langues norvégiennes. Ce qu’on appelle le “néo-norvégien”, qui correspond à la langue littéraire, que Jon Fosse emploie ; et la langue ordinaire – une langue parlée – dans laquelle écrit Lygre. Ses textes paraissent donc moins “écrits”. Chez Fosse, il y a un système de répétitions – des cercles superposés – avec des variations, une véritable organisation symphonique du texte. Avec Lygre, les choses ont l’air absolument claires, simples, vraies ; seulement, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas claires, pas simples. On s'aperçoit qu’elles sont aussi fausses qu’elles sont vraies. Et qu’on ne peut pas distinguer la vérité du mensonge.


Il est question, dans Homme sans but, d’un homme qui a construit une ville au bord d’un fjord …


Claude Régy : « Cela n’a aucune importance (sourire). On ne peut pas dire : “C’est l’histoire de…”. Il se trouve que Lygre – il me l’a avoué, et c’est assez révélateur de la façon dont il travaille – a commencé par écrire le deuxième acte. Ce n’est qu’ensuite qu’il a écrit le premier, puis le troisième. Cette histoire de ville en construction n’apparaissait dans le deuxième acte que par allusions. C’est une idée qu'il a développée tout à coup. On peut penser à des mythologies très anciennes, oubliées, comme la création de Rome par deux frères, ou la destruction de Babylone, puisqu’il y a, dans la pièce, une femme qui pourrait s’apparenter à la grande prostituée de l'Apocalypse : une femme qui représente, en fait, Babylone, ville de richesses et de stupre.


Les personnages sont tout de même nommés, désignés ?


Claude Régy : « Ils le sont par des fonctions très générales : ils s’appellent “frère”, “femme”, “ex-femme”, “fille”, “soeur”… Seul le “rôle principal” porte un nom, Peter. “Pierre”. Le soi-disant fondateur. Et puis il y a un personnage très curieux, qui change de nom, de fonction, plusieurs fois. Au départ, c’est le propriétaire de ce terrain magnifique au bord du fjord, qu’il ne veut pas vendre ; immédiatement après, il le vend ; très peu de temps après, on lui propose de rentrer dans l’affaire, d’être actionnaire ; et au dernier acte, on a l’impression qu'il est devenu concierge. Ou alors peut-être a-til un pouvoir diabolique… C’est cette liberté d’invention qui est belle. La création de la ville est une idée folle : on a une terre vierge au bord d’un fjord, un paysage magnifique. Peter décide, comme ça, d'un coup, d’y construire une ville, de faire des magasins, des usines, de créer des appartements pas trop chers (on pense aux HLM), des supermarchés, des grandes surfaces, une banlieue industrielle donc. Tout arrive, et la mort commence. Très vite, on se trouve vingt ans plus tard, au moment où le vingtième anniversaire de cette ville est célébré. Immédiatement l'homme rentre à l’hôpital qu’il a fait construire, avec vue sur le fjord. Et il meurt.
Lygre joue du temps avec une liberté foudroyante.


Qui sont donc ces personnes ?


Claude Régy : « On ne le sait pas du tout. Et c'est essentiel. Il faut apprendre à ne pas savoir. À ne pas vouloir tout savoir, tout comprendre, tout expliquer. Je crois que pour ce travail, si l’on ne veut pas violer l'écriture, il faut se laisser faire. Il faut suivre la partition. Ce qui est écrit. Et puis on écoute et on regarde ce qui se passe avec les acteurs dans un vide sidéral.
Le principe du dispositif, c'est une proximité renforcée des acteurs et du public. Un grossissement des acteurs dans un espace que la lumière rend non-fini. À part ça, il n’y a rien. Les acteurs et le texte vont tout créer. Et la lumière, bien sûr. C’est un élément que je considère comme primordial, parce que la lumière permet de changer la nature du réel. Ce que l’on croit pareil, les mêmes personnes dans le même endroit, éclairées différemment, deviennent d’autres personnes ayant une autre réalité dans un lieu qui a également changé de nature. C'est d'un ordre magique, miraculeux. La lumière ne fait pas de bruit, au contraire des changements mécaniques ; elle est fluide, ses modifications peuvent être imperceptibles, continues et permanentes. C’est un élément d'une mobilité absolue, qui préserve notre mobilité d’esprit. On ne fige pas l'imaginaire, ni dans une manière d’interpréter le texte, ni dans une façon d’installer une suite d’images construites, opaques, qui enrayeraient l'infinie mobilité de l'imagination.


Dans le texte que vous avez écrit au sujet d’Homme sans but, vous parlez d’une lumière blanche…


Claude Régy : « Ce sont des idées qu’on a comme ça, sans savoir ce qu’elles deviendront. Blanc, parce qu’on pense à la glace, aux icebergs, à la neige. À des ciels blancs. Parce que le blanc est aussi une espèce d’absolu, qui contient le noir comme le noir contient le blanc. Je parle d’un “délire blanc”, car j’ai remarqué que beaucoup de malades mentaux ont une lucidité extraordinaire, qui leur permet de voir des pensées invisibles.
L’extrême lucidité d’Arne Lygre peut faire penser qu’il est au bord du délire. Et en effet, ce texte est construit comme un délire.


Cette lucidité n’est-elle pas contradictoire avec ce « flou pe rmanent » dont vous parlez dans l’écriture de Lygre ?


Claude Régy : « C’est contradictoire, certes. Mais j’ai appris – et Arne Lygre aussi, sans doute – qu’on ne peut rien faire d’une manière valable sans être dans la contradiction. C’est une erreur de séparer les contraires. Pour moi, on ne peut rien approcher qui ressemblerait à une sorte de vérité si on ne met pas ensemble des choses contraires. Du noir et du blanc. De la lumière et de l’ombre. Il est nécessaire de confronter les contraires. De les faire coexister sans qu’il se détruisent.
Le flou c'est l'effacement des frontières qui séparent faussement ce qu'on croit opposé. C'est donc un élément positif pour la lucidité.


Qu’entendez-vous, alors, par « lucidité » ?


Claude Régy : « Lucidité vient de lumière, encore une fois. La lucidité, c’est le don de voir clairement ce qu’on a sous le regard. Et dans notre monde factice et médiatique, à l’ère de la manipulation des peuples, on voit que cette lucidité est de plus en plus atteinte – comme l’ont démontré la réélection de Bush, aux USA, et la récente élection présidentielle, en France.
Même si la pièce ne se présente aucunement comme une dénonciation du capitalisme, c’est de cela, de cette aliénation, de cet aveuglement progressif de la société par la puissance médiatique et par la puissance de l’argent, qu’il est question dans Homme sans but. “Homme sans but” veut dire “humanité sans véritable finalité”.


Si les rapports entre les personnages restent flous, ambigus, les rapports de subordination sont-ils tout de même clairement énoncés ?


Claude Régy : « Oui, mais comme ils le sont dans La Chevauchée sur le lac de Constance : il y a des rapports de dominants et de dominés, mais on s’aperçoit que les dominés exercent un pouvoir de domination sur les dominants.
De toute façon, on ne peut pas dire qu’il y a des personnages dans Homme sans but. Au contraire, il n’y a pas du tout de personnages. Personne n'est soi, puisque tous sont payés pour jouer, une exfemme, une fille, une soeur, etc. Même le frère – qui, en tant que légataire universel, a théoriquement le pouvoir – a été subordonné durant toute sa vie, a été vidé de sa personnalité. Il ne peut rien faire que détruire ce que l’autre a construit. C’est ce chemin-là que décrit la pièce : partir de rien, d’un terrain vierge, le détruire en le construisant. Et ensuite, assister à la destruction totale de ce qui a été construit.


Pourquoi avez-vous décidé, finalement, de ne pas arrêter la pièce à la fin de l’acte II, comme vous aviez un moment pensé le faire ?


Claude Régy : « Parce que l’acte III est essentiel. Lygre arrive à pousser le jeu plus loin, autour de l'invention de la soeur de l'héritier survivant. Il devient cette fois, à travers la mort d'un enfant, tout à fait impossible de déceler ce qu'elle est, cette femme, ni ce que fut son passé.
Le réel existe-t-il ? La question reste de nos jours posée. Par les scientifiques mêmes.


Un réel au sujet duquel vous avez d’ailleurs des propos éloquents – lorsque vous parlez, notamment, de ces réalités virtuelles qui n’en sont pas moins des réalités…


Claude Régy : « C’est une des premières idées que j’ai eue en découvrant la pièce. Même si Lygre m’a dit qu’il n’y avait pas pensé. Il est certain que les avatars de Second Life ressemblent beaucoup à ce qu’on voit là, dans cette pièce créée par Lygre. Des gens qui ne sont pas. Qui ne sont pas soi. Mais qui le sont quand même. Ou en tout cas qui font “comme si”. Toute la pièce, c’est quelque chose qui repose sur le “comme si”. Lygre joue sur la gamme : “Et si on s’amusait à créer une famille entière – une femme, une fille, un frère, une soeur de ce frère…” Un entourage falsifié et salarié peut-il jouer pour nous le même rôle qu’un entourage véritable – qui contient ses limites, sa propre usure, ses mensonges, et aussi ses traces d’intérêt (puisque l’argent n’est jamais absent nulle part) ? Il n’y a guère de relations qui se fassent sans que l’idée de l’évaluation du revenu ne vienne en tête.
Les gens sont quand même, en définitive, classés suivant leur niveau de vie. À hauteur de compte en banque.


En quoi cette pièce vous semble traduire le monde d’aujourd’hui ?


Claude Régy : « On pourrait dire qu’après l’ère des Lumières – où tout, comme son nom l’indique, était clair – est venue l’ère des utopies. Elle a fait son temps. Et nous sommes entrés dans l’ère du doute. Nous la vivons complètement dans la façon dont la réalité artificielle se construit et devient tout à fait envahissante. Aujourd’hui, l’artificialité tient lieu de réel. Le discours médiatique est falsifié ou simplifié, on fait vivre les gens d’une façon extérieure (avec tout ce qui touche au « look », au mode de vie…), tout devient “mode”, le langage et même ce qu'on confond avec la pensée. C’est ainsi qu’on arrive à ne plus être soi-même, à ne plus être personne. Nous vivons des “personnages” imposés par des modèles transmis par osmose, et manipulés par les gens d’argent, puisque le but inavoué est de trouver toujours des acheteurs nouveaux pour des objets toujours renouvelés. C’est pourquoi la natalité est encouragée jusqu'à l'asphyxie de la planète.
Je crois que nous sommes à la fois dans l’ère du doute et dans celle du pouvoir d’achat. Le pouvoir d’achat, c’est le pouvoir d'acheter. De pouvoir tout acheter – y compris des êtres vivants et, pourquoi pas, des sentiments. »


Propos recueillis par David Sanson

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