: Entre réalité et fiction. Une femme, deux hommes pour une histoire d’amour.
par Matthieu Roy
La pièce de Jean-Luc Lagarce renferme donc une énigme : celle de sa propre essence.
Le processus de l’acte d’écriture est l’objet de cette étude. Le Premier Homme écrit l’histoire,
pendant que ses protagonistes (lui inclut) la vivent ou encore se souviennent de l’avoir vécue,
peut-être. Ce dialogue constant entre ces différents niveaux de réalité (le temps de l’écriture,
le temps du présent de la narration et le temps du souvenir) remet en cause le temps même de
la représentation au cours de laquelle se joue, se rejoue et se déjoue cette pièce.
Avec Histoire d’amour (Derniers chapitres), Jean-Luc Lagarce lance un défi à la mise en
scène : comment représenter sur un plateau de théâtre ces différents temps constitutifs d’un tel
processus de création ?
Tout procède comme si, au départ, nous nous trouvions véritablement dans l’espace mental du
Premier Homme au prise avec sa page blanche et sa tentative d’écrire « Histoire d’amour ».
Très vite, il convoque les deux autres personnages auxquels il prête sa voix et qui réussiront
bientôt à transcender sa propre parole, se l’appropriant et influençant même le cours des
événements. La frontière entre la réalité vécue et la fiction relatée se révèle extrêmement
poreuse et dépend évidemment du point de vue où l’on se place pour dérouler le fil de la
narration. Or, ici chacun des trois protagonistes semble ne pas avoir vécu la même histoire et
entend bien faire entendre sa propre voix sur le drame, quitte à la faire infléchir dans son
sens : si bien qu’au fil de la plume, l’auteur (Le Premier Homme ou Jean-Luc Lagarce ?) se
voit « déposséder/dévorer » par ses propres créatures. A la fin, résigné, il meurt de sa maladie,
leur laissant le soin de conclure : ça vous regarde maintenant, votre affaire.
Ces différents niveaux de réalité sont relayés dans l’écriture par une langue qui joue des
différents niveaux d’adresses. Dans une même réplique, le « je » côtoie le « il », et le trouble
opère, du point de vue de l’acteur, entre une identification totale au personnage et une
distance cynique quasi immédiate à ce qui vient juste d’être dit. La jubilation naît de ce jeu de
langue subtil, constitutif de ce processus d’écriture qui produit son sens. On assiste en direct
au jeu de l’imagination qui convoque un souvenir, tente d’en saisir la substance et finalement
s’en détache, faute de pouvoir en redonner toutes les saveurs, toutes les nuances, toutes ces
subtilités qui le constituaient au moment même où sa naissance annonçait déjà sa fin,
inéluctable.
Pour tenter de faire entendre ces différents niveaux de réalité, de jeu et de langue, je propose
de travailler dans un dispositif scénographique qui serait le reflet de l’espace mental du
Premier Homme, cet « atelier de la raison » dans lequel s’élabore le mouvement de la pensée
qui opère. Un espace de recherche et de création dans lequel évoluent ces trois personnages,
constitutif indissociables et indispensables à l’élaboration progressive de l’écriture de cette
pièce de Jean-Luc Lagarce qui met en scène : l’histoire de deux hommes et d’une femme.
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