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Glaube Liebe Hoffnung

mise en scène Christoph Marthaler

: “La femme la plus tragique” – notes sur Glaube Liebe Hoffnung

Ödön von Horváth appelait sa pièce une petite danse de mort. Il l’écrivit en 1932. Sa création, dans une mise en scène de Hans Hilpert, fut interdite par les nazis en 1933. Elle eut finalement lieu quatre ans plus tard sous le titre de Liebe, Pflicht und Hoffnung (“amour, devoir et espérance”). Comme toutes les pièces de Horváth, elle fut écrite dans l’entre-deux-guerres. A la fin, une jeune femme s’est suicidée et les hommes partent pour le défilé. Une jeune femme est menée à la mort par une société d’hommes d’ores et déjà prête pour une nouvelle guerre. A ces hommes, elle propose d’abord son cadavre, puis des soutien-gorge. Elle est poussé à l’illégalité. Elle échoue à son insu, pas à pas, à force de se heurter aux “paragraphes imprimés en petits caractères,” que contrairement à elle les préparateurs, les officiers judiciaires et les policiers maîtrisent si bien.


Dans les textes de Horváth, les répliques et les événements ont toujours une double valeur. Telle action peut être la métaphore de telle autre chose. Quand Elisabeth, au cours du premier tableau, propose à l’Institut Anatomique sa future dépouille mortuaire, la scène est chargée de significations sexuelles et historiques. Les métaphores funèbres qui hantent la pièce ne concernent pas seulement la mort de l’individu. Lorsqu’Elisabeth se tient devant des portes fermées, on entend dès le premier tableau, à en croire une didascalie, la marche funèbre de Chopin. L’intrigue commence au printemps et s’achève à l’automne. Si le policier tombe amoureux d’Elisabeth, c’est parce que son visage lui rappelle “une défunte bien-aimée”, et c’est un bouquet d’asters1 qu’il offre à sa fiancée. Tandis qu’ils font connaissance, quelqu’un est abattu au cours de la guerre civile qui sous-tend l’action. Le baron est en deuil et porte une fleur pour le marquer. Il a tué une femme ; son meurtre qui est couvert par la police et par les préparateurs anatomiques. La fatalité qui préside aux tableaux permet d’anticiper quel sort est réservé à Elisabeth et à tant d’autres. Derrière la porte de l’Institut d’Anatomie gisent les corps et les fragments de corps, “les doigts et les gorges, disséminés ici et là, que c’en est un vrai plaisir.” Derrière la porte du magasin de lingerie dont Elisabeth s’enfuit et s’enfuit encore, les mannequins sans vêtements attendent, pareils à des cadavres nus. Devant le bureau des services sociaux, les invalides et les chômeurs, tous ceux qui on se sait trop comment vivotent encore, sont repoussés. Derrière la façade des institutions qui organisent l’exclusion d’Elisabeth, on distingue les cadavres de la guerre à venir, du massacre en masse de tous ceux qui se retrouvent enfermés dehors. Cette guerre-là, Horváth ne l’a pas connue. Il a décrit l’ignominie quotidienne des morts à venir, le caractère dérangeant, inquiétant, de l’activisme militant d’une société qui a déjà ouvert une première brèche dans la civilisation.


Une autre chaîne thématique qui traverse le texte est celle de l’animal, qu’il soit exposé, mort, ou domestiqué. Horváth s’appuie sur son étonnant intérêt envers les animaux pour thématiser un autre trait dérangeant de son époque : la catégorisation des espèces, le mépris et la mise à l’écart de l’autre, de l’étranger, du sans-valeur ou prétendu tel. Le préparateur invite Elisabeth à voir son terrarium ; il possède aussi un aquarium et une collection de papillons. Dans la première version de sa pièce, Horváth envoie ses personnages au zoo, où ils rendent visite à des antilopes africaines, à des hyènes, à des singes. Dans Casimir et Caroline, l’on trouvait déjà exposés – de façon plus nette – des spécimens d’humanité tératologique et des “négresses à plateau”. Dans Glaube Liebe Hoffnung, la jeune femme est comparée à des bêtes exotiques, traitée en insecte, rabaissée, ravalée au rang d’objet sexuel par les hommes. Horváth n’a pas vécu assez longtemps pour voir sur quoi débouchait cette classification hiérarchisante, à prétention apparemment objective, des formes de vie – mais il l’a pressenti, et il l’a exprimé en posant certains thèmes, en traçant certains rapports entre images. Elisabeth veut vivre, comme toutes les figures de femme que Horváth a inventées dans ses pièces de théâtre ou dans ses textes en prose, et auxquelles il accorde toute sa sympathie. Elle est peut-être la femme la plus tragique, celle qui se heurte au destin, lui oppose ses revendications, et perd la partie. La femme active professionnellement, celle qui se fixe pour but une vie meilleure, qui travaille dans un bureau ou dans une usine, comme employée de maison voire comme vendeuse de soutien-gorge, qui vit seule, se veut indépendante, et cherche avec plus ou moins de talent à saisir sa chance. Du point de vue sociologique, les jeunes femmes qui cherchaient sans aucun appui familial à se débrouiller sur le marché du travail constituaient encore dans l’entre-deux-guerres un phénomène relativement nouveau. Ces femmeslà sont sobres, elles savent ce qu’il en est, elles ne sont pas sentimentales. “Elle ne voulait pas être nostalgique et quand il lui arrivait de l’être quand même, tout lui semblait insipide”, écrit Horváth à propos de mademoiselle Pollinger. Si Caroline perd son compagnon au chômage parmi les baraques de la Fête de la Bière, c’est parce qu’elle voudrait bien se donner les moyens de “voir l’avenir en rose”. Marianne, dans les Légendes de la forêt viennoise, est une jeune femme “perdue” ; Christine, dans Le Belvédère (qui se trouve face à une machine masculine analogue, en moins dangereux, à celle à laquelle se heurte Elisabeth), prend la résolution de partir. Elle est la seule qui ait la possibilité de s’émanciper. Le kitsch caractérise nombre de ces femmes, non moins que l’enfant illégitime et la pauvreté. Elles ne veulent pas se prostituer et cependant se voient contraintes, si elles veulent survivre, de s’offrir quand même aux hommes d’une façon ou d’une autre. Elisabeth est de toutes la plus tragique. Le kitsch, elle ne connaît pas. Elle voit clair à travers son aliénation avec une lucidité de sismographe. Elle est aussi de toutes ces jeunes femmes celle qui est le plus constamment convertie en objet sexuel. Elle propose aux préparateurs son corps mort, rend visite au préparateur dans son terrarium, vend des dessous affriolants, passe une nuit avec un monsieur dans une grange, décline les offres du baron mais croit pouvoir survivre aux côtés d’un policier amoureux. Les hommes, eux, sont solidement sanglés dans leurs hiérarchies et leurs carrières. Le policier trahit ses sentiments, qu’il sacrifie à sa carrière. Horváth donne à voir, dans son fonctionnement bureaucratique et économique, dans ses rouages de pouvoir et de violence, une société d’hommes qui fait de la mort – et par-delà la mort d’une exclue, de la guerre même – un objet sexuel.

Stefanie Carp

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