: Extrait
Une femme et un homme en bleu de travail, gilets fluorescents, pulls jacquards et casques de chantier, construisent un algéco.
SVETLANA
Elle, elle ne parle pas bien français. Elle vient de Biélorussie. Ici, rares sont ceux qui
savent où c’est exactement, quelle langue on y parle, si c’est une province ou un pays,
qui le dirige, si c’est une démocratie et quand ont eu lieu les dernières élections, tout le
monde pense que les biélorusses, si c’est comme ça qu’on dit et pourquoi ce serait pas
comme ça, tout le monde pense que les femmes biélorusses sont blondes et grandes,
et qu’elles veulent devenir top modèle, ce qui est plus facile quand on est grand et
blond que petit et brun alors elles se retrouvent à quinze ans l’une sur l’autre dans des
camions, valises humaines cachées sous d’autres marchandises. Des hommes leur ont
fait croire que là où on est aujourd’hui vous et moi, que là où vous êtes, c’est le paradis,
oui, le paradis, il serait peut-être temps de s’en rendre compte que par rapport à ailleurs,
la Biélorussie par exemple, ou le Japon, le Japon c’est un bon exemple, c’est oui,
le paradis, même si vos vies, nos vies, le paradis quand même, vous ne vous en doutiez
pas quand même, parce que vous aussi vous avez vos problèmes, alors franchement
c’est une erreur de croire, même si il n’y a pas encore eu d’explosion nucléaire, ni de
tsunami, que la révolution a été faite il y a plusieurs siècles et la dernière en 68, il y
a longtemps, que tout va bien ici. Parce que pour vous, tout va mal, enfin moi depuis
que j’habite ici, tout le monde me dit, ça va mal, avec la vie qu’on mène, tout le monde mène la vie, c’est bien non de mener la vie, de pouvoir mener la vie. Et elles
se retrouvent prostituées sur la canebière ou ailleurs, des prostituées, il n’y en
a pas qu’à Marseille ou à Paris au bois de Boulogne, le plus vieux métier du
monde, mais à Limoges, mais à Caen, et leurs bras n’ont plus de veines, des
bras devenus des passoires, que des trous, et si on les croise, ça vous arrive
d’en croiser, à la télé dans les docus, dans les journaux, et en vrai aussi, parce
qu’elles existent, parce qu’elles marchent, en ce moment même elles marchent,
elles tombent à genoux, elles dorment, elles s’éteignent comme des ampoules
au milieu de leur rêve, elles se mettent du rouge à lèvres, elles attendent et surtout
elles attendent, elles attendent d’être au paradis, plus ici, hein, mais le vrai
paradis, et bien si on les croise, je sais pas, on a de la peine, ou on détourne la
tête ou on ne les reconnait pas parce que franchement on n’imaginait pas une
biélorusse comme ça. Et moi je suis biélorusse et je ne parle pas le français tout
à fait, ni l’anglais cent pour cent, pas très bien l’espagnol et seulement quelques
mots d’italien, le russe c’est normal parce que tout le monde parle le russe en
Biélorussie même s’il y a deux langues nationales mais là ce serait peut-être
long à vous expliquer et je pose du plaquo plâtre au paradis chez vous et moi
ça me va, c’est le paradis, et je travaille dans une boite d’Intérim et il n’y a pas
que des biélorusses pas du tout, je suis la seule biélorusse en fait et bon en plus
je suis brune et je suis plutôt petite enfin je ne suis pas vraiment petite, mais
par rapport à la taille que vous donniez à une biélorusse, donc personne ne me
prend pour une biélorusse, tu es pas espagnole? Tu es pas italienne? Tu es pas
polonaise? Et non je suis biélorusse.
ANDRE
Lui, il est, lui il est comme vous et moi, enfin j’imagine, enfin il en reste encore,
non, lui il est français pardon, il faut s’excuser maintenant d’être français, ah parce
que maintenant il faudrait s’excuser d’être français, c’est ça? Il faut s’excuser d’être
français, d’être jeune, d’être en forme, d’être beau, oui, enfin il y en a qui me
trouvent beau, d’avoir les dents en bon état. D’être. D’être. D’être là quoi. Ah
parce que maintenant il faut s’excuser d’être là? Ah ben moi je vois pas pourquoi je
m’excuserai parce que moi mes parents et puis les parents de mes parents et puis
les parents des parents de mes parents, pure souche oui, du cent pour cent, j’ai rien
contre les étrangers, putain j’ai rien contre eux, merde je m’excuse. Il les engage lui
les étrangers, putain il travaille avec, putain les étrangers acceptent des trucs que
les français veulent plus faire. Oui. Qu’on ne vienne pas me chercher avec ça. Le
plat préféré des français c’est le couscous, alors, Qu’on ne vienne pas me dire que
les français sont racistes. c’est bon franchement c’est bon. Je vais quand même pas
m’excuser parce que j’ai épousé une française putain, (à Svetlana), pas une putain,
une française, parce que je l’ai rencontrée à l’école maternelle et parce que j’ai su
oui j’ai su qu’elle serait la mère de mes enfants. A l’âge qu’on avait oui, et pourtant
on pouvait pas encore en faire des gosses, vu qu’on en était des gosses. Mais moi je
sais, je suis comme ça, je ne me prétends pas intelligent, c’est pas de l’intelligence
mais il y a des choses que je sais et on ne le changera pas, il est comme ça. L’intelligence,
personne ne le sait, si les gens comme lui, l’intelligence ça fait perdre un
temps, ne le répétez pas, ça fait perdre du temps et lui ne perd pas de temps, fait ses
choix, les choix qu’il faut sans attendre, à seize ans travaille déjà et même quatorze, en apprentissage. L’odeur du plâtre, il aime, se dépenser physiquement il aime,
avoir des cervicales qu’on ne peut plus toucher le soir, les genoux comme au
rugby après quinze plaquages, le corps juste en feu, un monument, une tour Eiffel
de crasse, rester immobile, parce que même les doigts de pied ont mal, geignent,
se plaignent. Si tu n’as pas entendu tes doigts de pieds gémir tu ne sais pas ce
que c’est que le travail. Economiser le moindre geste, les deux seuls la journée
finie, tirer une cigarette du paquet avec les dents et soulever une bière, les yeux
mi-clos, comme les chiens. Le jet de bière dans la gorge avant la chaleur de la
douche. Ne pas savoir comment on se relèvera le lendemain matin et se relever.
Déodorant, after-shave, crème hydratante, la totale coordonnée, quand je sors de
la douche ça fume.
Les femmes il les aime au lit et à table. Oui il est con, bien sûr qu’il est con, mais
il a pas dit qu’il était intelligent, c’est pas une excuse, il ne s’excuse pas, il déteste
s’excuser. Et il ne se prétend pas le seul, ils sont plusieurs comme ça, oui, ils sont
plusieurs millions, ils sont plusieurs millions de cons, qui changent pas, pourquoi
ils changeraient, qu’est-ce qui les ferait changer, et qu’est-ce que ça changerait
qu’ils changent. Il est comme ça. On est comme ça ou on n’est pas comme ça. Si
on n’est pas comme ça on est autrement. Ca ne le gêne pas qu’on soit autrement,
si tu veux lire Proust, Il n’embête personne, ah non mais je fais pas exprès, ah
non, mais je suis vraiment comme ça, je ne me force pas, j’exagère pas parce que
vous êtes là.
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