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: Délocalisation sur place, libre circulation et droits des migrants

Entretien avec Emmanuel Terray

Si nous regardons dans quels secteurs d’activités on rencontre des sans-papiers, on s’aperçoit qu’ils se retrouvent principalement dans cinq secteurs  : le BTP, l’hôtellerie et la restauration, la confection, les services à la personne et l’agriculture. C’est intéressant de regarder ces cinq secteurs parce qu’ils ont une caractéristique commune. (…)


Tout le monde sait ce qu’est une délocalisation  : une entreprise où les frais de main-d’oeuvre comptent beaucoup dans les dépenses, dans le chiffre d’affaire et qui, afin de faire des économies sur ses frais de main-d’oeuvre, stoppe sa production dans son pays d’origine et exporte sa production dans un pays, en général un pays du sud, où les salaires sont nettement plus bas et où la main-d’oeuvre dispose de beaucoup moins de droits et est plus docile. Ce qui caractérise les cinq secteurs dont j’ai parlé tout à l’heure réside dans le fait que physiquement, matériellement, ils ne peuvent pas être délocalisés. Pour des raisons tout à fait évidentes  : un chantier du bâtiment doit être là où l’immeuble sera utilisé par les usagers, un restaurant doit être là où se trouvent les clients. Cela n’est pas tout à fait vrai de la confection mais, au moins en France, on y travaille à flux extrêmement tendu  : il y a donc là aussi un avantage à procéder à une délocalisation sur place. Les services à la personne ont lieu là où se trouvent les personnes et l’agriculture saisonnière là où sont les champs. L’idée de la délocalisation sur place consistait à dire que précisément le recours au travail des étrangers en situation irrégulière permet de reconstituer dans nos propres villes, dans nos propres pays les conditions qui sont celles de la main-d’oeuvre dans les pays du Tiers-Monde. C’est-à-dire des salaires extrêmement bas, des protections réduites au minimum  : pas de droits syndicaux, des conditions de travail effroyables, un temps de travail illimité, des contrats en matière de salaire pas respectés parce que les paiements se font toujours de la main à la main, etc. Par conséquent, les entreprises qui ne peuvent pas délocaliser recourent au travail illégal comme un substitut aux délocalisations  : c’est cela qui m’a amené à parler de délocalisations sur place. D’une certaine façon la délocalisation sur place est encore plus avantageuse que la délocalisation à l’étranger parce que lorsque vous délocalisez à l’étranger, d’une part vous avez le problème des délais (les frais de transport pour rapatrier votre production) et d’autre part, en général, vous êtes obligé d’exporter quelques cadres ou quelques techniciens qui coûtent très cher. Lorsque vous délocalisez sur place, il n’y a pas de frais de transport, pas de délais et pas de cadres expatriés. (…)


Si vous prenez la société européenne telle qu’elle se dessine au travers des législations, qui sont très convergentes d’un pays à l’autre, nous avons  :
— Le cercle des citoyens de pleins droits.
— Le cercle des ressortissants de l’Union européenne qui circulent librement à l’intérieur de l’UE et qui n’ont le droit de vote qu’aux élections municipales et aux élections européennes.
— Les étrangers en situation régulière, qui possèdent donc un permis de résidence selon les pays (de 10 ans pour la France) et qui peuvent effectivement circuler sur le territoire de l’UE, sans réserve mais qui n’ont pas de droit de vote du tout.
— Les étrangers qui sont en situation légale mais qui n’ont que des cartes de séjour temporaires (d’un an par exemple) et qui n’ont pas le droit de vote. Ils ne peuvent pas circuler librement sur le territoire de l’Union européenne parce qu’ils sont astreints au système des visas Schengen, c’est-à-dire qu’ils peuvent se déplacer 3 mois seulement dans un territoire autre que celui dans lequel ils ont été enregistrés. Leurs conditions d’intégration sont déjà mauvaises parce qu’avec une carte de séjour d’un an, ils ne peuvent pas obtenir un CDI, ils ne peuvent pas signer un bail d’appartement de 3 ans, ils ne peuvent pas contracter un prêt dans une banque, etc.
— Les demandeurs d’asile qui, en France, ne sont pas autorisés à travailler. Ils sont en bonne voie d’être assignés à résidence, ils ne sont pas encore enfermés, mais au moins assignés à résidence. Ce qui signifie que dès que leur demande d’asile est refusée, la police peut facilement leur mettre la main dessus pour les reconduire à la frontière.
— Les travailleurs étrangers illégaux. Donc en réalité nous avons une société en six strates. C’est une espèce de reconstitution en plus hiérarchisée de la société d’apartheid. (…)


Il faut d’ailleurs distinguer entre deux apartheids. Le premier apartheid en Afrique du Sud, institué par le Docteur Malan, qui était exclusivement fondé sur l’inégalité raciale et qui considérait les Africains comme des gens de race inférieure, raison pour laquelle leur statut était très défavorable. Puis, à partir des années 1960, en raison des protestations dans le monde et des sanctions prises par différents pays, il y a eu un deuxième apartheid, celui de Monsieur Botha. On a effacé les références à l’inégalité raciale parce que du point de vue « cosmétique » ce n’était plus possible. On a créé les Bantoustans, États formellement indépendants, dans les zones pauvres et arides de l’Afrique du Sud où vivait la majorité de la population africaine. A partir du moment où les Africains sont venus travailler dans les grandes villes d’Afrique du Sud, comme à Pretoria, au Cap ou à Johannesburg, à ce moment-là, ils étaient des étrangers et par conséquent ils bénéficiaient de droits au titre d’étrangers, réduits à vrai dire à très peu de chose. On effaçait la référence à l’inégalité raciale mais, puisque c’était des « étrangers », ils ne pouvaient donc pas avoir les mêmes statuts légaux que les « nationaux ». On veillait à ce qu’ils se tiennent à leur place, et par conséquent on pouvait les renvoyer dans les réserves, qui étaient formellement indépendantes.


C’est ce système qui est en cours d’application. En Europe, nous sommes en train d’avoir une société à trois anneaux  : l’anneau central constitué par les pays européens et quelques autres  ; l’anneau de la périphérie immédiate avec des États qui sont vivement invités à coopérer au contrôle et à la répression de l’immigration illégale et qui sont payés pour cela (l’Ukraine, le Maroc et la Libye notamment)   ; et nous avons enfin les autres pays qui eux représentent les « bantoustans  » dont l’Europe souhaite s’entourer. De sorte que la hiérarchie, nous la trouvons à la fois à l’intérieur de la société et aussi entre les pays de l’espace géopolitique européen.


Entretien avec Emmanuel Terray, Revue-site À L’ENCONTRE, février 1999.

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