: Entretien avec Evguéni Grichkovets
Traduit par André Markowicz
Comment concevez-vous la représentation théâtrale ?
Quand j’ai commencé à jouer dans un théâtre normal, le public a d’abord été le
public habituel de ce théâtre et j’ai très vite compris que je n’avais aucune chance
de traverser ce public-là pour atteindre le mien. C’est alors que j’ai demandé à
jouer mes spectacles à 21 h 30. Pour que les jeunes viennent me voir, eux qui ne
sortent pas à sept heures du soir comme c’est la tradition. Car voir un spectacle à
21 h 30, c’est presque comme se rendre à un club. En hiver, je joue aussi mes
spectacles le samedi et le dimanche à quatre heures de l’après-midi. Donc à un
moment de congé. Pour que les spectateurs viennent au théâtre sans se presser et
n’engagent pas pour autant leur soirée. Autant d’entorses à la tradition —des idées
simples pourtant — que j’ai réalisées presque sans m’en apercevoir.
Je ne crée pas mes spectacles dans le théâtre où je les joue. Pour que tout
le monde comprenne qu’ils ne sont pas les spectacles de ce théâtre, mais mes
spectacles. Et puis il y a aussi Dreadnoughts que je joue dans un club de nuit le
lundi, le soir où il n’y a pas de musique. On dispose des chaises en carré. Ce qui
me plaît le plus dans ce club : l’énorme fenêtre derrière moi — genre quatre mètres
— qui me permet de jouer sur fond de Moscou. J’y mentionne comme
scénographes un certain nombre d’architectes dont on voit le travail dans mon dos.
J’autorise aussi le public à fumer pendant le spectacle et ce que j’aime beaucoup,
c’est que, dans les moments particulièrement tendus, je commence à entendre le
bruit des briquets. Et puis parfois les gens n’y tiennent plus et vont au bar prendre
un peu de Cognac. Les barmen, qui adorent le spectacle, interdisent qu’on fasse
du bruit et tout le service se fait dans un grand silence.
C’est comme ça que vit mon théâtre.
Autre chose : je rencontre souvent mon public dans le métro. Il m’interroge :
« Ah, mais vous prenez le métro ? » Et je leur réponds : « Eh oui, figurez-vous que
je vais au spectacle. » Pour les gens, c’est un choc. Nous prenons le même métro,
le même wagon, pour nous rendre au même spectacle.
Mais ceci-dit je n’habite pas Moscou.
J’aime Moscou, cette ville où convergent tous les possibles, la ville la plus avide de
ce qui se trouve hors de ses limites et où tout se concentre. C’est très bizarre, il
semble toujours que Moscou soit en train d’attendre quelque chose.
Pourquoi avez-vous choisi d’habiter Kaliningrad ?
À Kaliningrad, il y a la mer. Et puis je suis habitué à vivre dans une petite ville. Et
puis Kaliningrad ce n’est pas tout à fait la Russie et ce n’est pas encore l’Europe. Et
puis j’ai déjà dit que c’était la ville dans laquelle tout le monde était venu. C’est
donc très facile d’y vivre. Il n’y a rien de particulier à cela. Parce que si tu arrives
dans une vieille ville de la Russie centrale d’où jamais personne n’est parti et
personne n’est venu : tu y seras toujours un étranger, toute ta vie.
Moscou au contraire est une ville très ouverte. Elle vous accueille pleine de
joie, vous suce le jus et vous jette aussi vite qu’elle vous a adorés.
À Moscou, il faut avoir une sensation très claire de ses propres limites et interdire à
quiconque de les franchir. C’est assez difficile. C’est pourquoi je ne peux pas y être
tout le temps. Mais c’est à Moscou que se trouve le public qui m’aime et donc je ne
peux rien dire de mal sur Moscou. Il y a là beaucoup de gens qui m’attendent.
Résumons : Kaliningrad, c’est la ville où j’habite ; Moscou la ville où je n’habite pas et où je fais tout. Et c’est pour ça que j’arrive à aimer ces deux villes.
Donc vous écrivez dans le train.
Non. En général j’écris peu. Peu dans le temps, très vite et je ne corrige presque
jamais. Mais chaque texte me prend plus d’un an de travail. Je n’ai même pas de
journal intime. Si une idée me plaît, je ne la fixe pas. Si elle s’oublie, c’est qu’elle
n’était pas si bonne.
Je ne crois pas aux écrivains qui voyagent avec leur journal intime ; qui observent
la vie. Parce que je dis toujours que les gens ne vivent pas pour que quelqu’un les
observe.
Comment êtes-vous venu au théâtre ?
En fait, c’est très bizarre. Le théâtre est la dernière des activités qu’on puisse
imaginer à Kemerovo, ma ville natale en Sibérie. Dans cette ville, il n’y a jamais eu
et il n’y a pas de bon théâtre. Et beaucoup plus important encore, il n’y a pas
d’atmosphère où puisse naître du théâtre, encore moins le théâtre que je peux
faire, moi. C’est une petite ville — dans les proportions de la Russie —, une ville
industrielle, et le problème essentiel de ce genre de ville de Sibérie, c’est que rien
ne s’y accumule. Il n’y a aucun terreau pour que quelque chose puisse s’y
accumuler. Dès qu’une personne acquiert la moindre importance culturelle, elle
quitte aussitôt la ville. Or le théâtre doit se baser sur un lieu précis et sur une durée
certaine. Et quand nous avons construit notre théâtre, la chose la plus terrible dont
nous avions déjà conscience était qu’il ne vivrait pas dix ans. Néanmoins nous
l’avons construit. Et maintenant il n’existe plus. Je ne sais pas comment cela se
fait. Pour aucune raison précise, mais plutôt en dépit de nombreuses raisons.
Mon théâtre à Kemerovo comme ailleurs n’a jamais été un théâtre de
protestation, ni social, un tant soit peu politique, encore moins bourgeois. J’ai
simplement eu besoin de ce théâtre pour pouvoir vivre dans cette ville ; je me suis
inventé un territoire où la vie m’était possible.
Le public est-il venu vous voir à Kemerovo ?
À ce moment-là je ne jouais pas ; je travaillais alors en tant que metteur en scène avec cinq acteurs. Quant au public, il s’est formé en l’espace de deux ans. Et le plus intéressant, c’est que ce public qui, à Kemerovo, n’avait pas vu d’autre théâtre supposait que ça c’était le théâtre normal, vu que c’était le premier théâtre qu’ils voyaient de leur vie. Et c’est pourquoi quand je rencontre des gens qui ont vu mes spectacles dans les années 90, puis d’autres spectacles, ils me disent que les mises en scène classiques leur paraissent très bizarres puisque depuis le début ils se sont habitués à regarder mes spectacles. C’est-à-dire que moi, pour les habitants de Kemerovo, je suis un classique.
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