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Disgrâce

mise en scène Kornél Mundruczo

: Entretien avec Kornél Mundruczó

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vos films et vos mises en scène de théâtre sont très liés à l’histoire de la Hongrie et à la réalité contemporaine de votre pays. Pourquoi avoir choisi un roman sud-africain, Disgrâce de J. M. Coetzee, qui parle de la situation en Afrique du Sud, comme base de votre prochaine création ?


Kornél Mundruczó : J’ai été très touché par ce roman. En lisant les romans de J. M. Coetzee, je sens depuis longtemps qu’ils parlent de nous, qu’ils creusent le fond de notre existence. Coetzee connaît beaucoup de choses sur l’homme, sur les différents niveaux de l’humiliation et sur ses résultantes : la lutte éternelle des spoliés contre ceux qui les ont privés de leurs droits. Cette histoire est concrète, elle pose la question de savoir comment la communauté blanche s’est appropriée, après la chute de l’apartheid, un nouveau statut ; comment elle cherche à se redéfinir dans ce contexte complètement perturbé où la répartition du pouvoir n’est plus la même ; comment la communauté des hommes blancs, cultivés, bien élevés, peut faire face à l’injustice qu’elle a pratiquée lors du processus de la colonisation. Chaque pays a ses Noirs et ses Blancs. Une majorité de Sud-Africains blancs demeure arc-boutée sur le milieu clos qui était autrefois le sien. Mais les choses ont pris une tournure nouvelle, et les biens sont redistribués. Je crois que cette situation est d’une certaine façon semblable à celle qui prévaut actuellement en Hongrie. Il y règne une grande tension, et au sein de la société hongroise, et vis-à-vis de l’Europe. Dans le spectacle que nous préparons, on verra donc des Sud-Africains joués par des acteurs hongrois. Je ne veux pas gommer les similitudes qui existent entre ces deux pays, même s’ils sont historiquement et géographiquement très éloignés l’un de l’autre.


Comment imaginez-vous ce passage entre les deux réalités ?


Si le spectacle est réussi, je pense que les spectateurs y verront davantage une réflexion sur l’humanité en général qu’un cours sur l’Afrique du Sud. Je voudrais surtout parler des fautes que l’homme peut commettre, de sa prétention parfois, de ses doutes aussi. Ce que j’aime dans le roman de Coetzee, c’est qu’il n’y a pas de manichéisme : on ne peut pas dire que les blancs sont mauvais et les noirs sont bons. Ce que nous voulons représenter sur le plateau, c’est le conflit, l’antagonisme à jamais irrésolu : l’homme est un loup pour l’homme. Et, dans cette situation, la seule réaction possible est d’essayer de retrouver nos origines communes qui se situent quelque part à la limite du règne animal, de retrouver la vérité de la jungle ou celle de la terre. Nous voulons établir un dialogue avec les spectateurs, hongrois, français, européens, sur ces situations d’antagonisme. C’est notre devoir de citoyens européens.


Dans le roman, il y a des dialogues et des monologues, principalement ceux du professeur David Lurie, le héros du roman. Allez-vous conserver le texte de Coetzee dans cette dualité, en vous donnant parfois la liberté de rajouter d’autres textes, trouvés en improvisation par exemple ? Ou bien allez-vous le modifier plus profondément ?


Il va y avoir d’autres textes, même si l’adaptation de ce roman sera plus « traditionnelle » que ce que j’ai l’habitude de faire. Quand je dis traditionnelle, cela veut dire plus respectueuse, plus fidèle. Ceci étant dit, nous ne préparons pas une soirée littéraire autour de J. M. Coetzee, mais un événement théâtral où nous cherchons à toucher à la vérité profonde du roman au lieu d’en faire une simple adaptation littérale. Nous serons donc, bien sûr, obligés d’intégrer les corps des acteurs et les gestes qu’ils vont devoir accomplir, ainsi que les paroles, les textes qui leur viennent à l’esprit et les inspirent. On suivra donc fidèlement la pensée de l’auteur telle qu’elle est énoncée dans le livre, mais on ne retrouvera pas obligatoirement tous les mots qu’il emploie pour nous la faire parvenir.


Dans votre travail, les corps des acteurs sont très présents, avec parfois une grande violence dans leurs rapports. Traitez-vous la violence au théâtre et au cinéma de la même façon ?


On ne peut pas faire la même chose au cinéma et au théâtre, bien sûr. Les deux genres sont différents et se contredisent souvent. Mes travaux théâtraux sont plus stylisés, plus ludiques, plus sarcastiques, plus débridés d’un point de vue générique que mes projets cinématographiques. Car sur le plateau de théâtre, nous jouons avec une réalité à laquelle on ne croit pas. Au cinéma, grâce au réalisme photographique, tout doit être interprété comme réel, ce qui rend les limites plus strictes.


Vos études ont plutôt été cinématographiques. Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?


Il y a beaucoup de hasard. En effet, ce n’est pas vraiment un choix délibéré et, en ce sens, je pourrais dire que je ne suis pas vraiment un homme de théâtre. Mais j’aime bien appartenir au monde du théâtre, surtout parce que c’est une expérience commune, une expérience que l’on partage. Mais mes deux activités ne se mélangent pas vraiment : même si je peux faire de la vidéo dans mes spectacles de théâtre, je ne réalise absolument pas de la même façon un film de cinéma. Sur la scène, je veux utiliser une forme très simple, immédiatement compréhensible. Pour moi, les deux genres ne se rejoignent qu’au niveau de la réflexion, car il s’agit de deux moyens d’expression très différents. En tout cas, ce n’est pas mon intention de mélanger les deux formes.


Dans les romans de J. M. Coetzee, en particulier dans Elizabeth Costello, il y a beaucoup d’animaux car l’auteur établit de nombreux parallèles entre leur comportement et celui des humains. Dans Disgrâce, ce sont les chiens qui jouent un rôle important. Seront-ils présents sur le plateau ?


Il y aura un chien certainement. Mais l’objectif n’est pas d’avoir beaucoup d’animaux sur scène, car l’homme est aussi un animal. Quand je dis cela, ne le prenez pas au sens péjoratif, il s’agit d’un simple fait. Sur le fond du roman, vous avez tout à fait raison, J. M. Coetzee traite les animaux d’une façon incroyable. On pense qu’il y a 800 000 Blancs qui ont quitté l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, et ils avaient presque tous des chiens. Traditionnellement, les Noirs n’ont pas de chiens dans les familles. C’est pour ça qu’il y a tellement de chiens errants dans ce pays, principalement ceux qui ont été abandonnés par les Blancs. Les chiens sont donc le témoignage de l’Histoire, du passé. L’auteur les considère comme une catégorie supplémentaire par rapport aux Blancs et aux Noirs, une catégorie qui subit l’oppression des deux autres. À la fin du spectacle, nous allons prononcer une phrase fantastique de Coetzee qui parle de la possibilité de tout recommencer « sans droits, sans dignité. Comme un chien. »


Le roman est constitué de deux parties : une qui se passe au Cap, chez le professeur Lurie et à l’Université, puis ensuite une partie à la campagne, où il va rejoindre sa fille. Il y a beaucoup d’aventures dans la première, et donc un mouvement permanent, alors que la seconde est plus lente. Allez-vous conserver cette différence de rythme ?


Dans le spectacle, nous commencerons avec la seconde partie. Nous pensons qu’il est important de suggérer la structure, les proportions du roman, mais dans le rythme, nous n’y serons pas vraiment fidèles ; sur la scène, ce qui est le plus difficile à représenter avec fidélité, c’est le lent passage du temps.


Travaillez-vous toujours en improvisation avec vos acteurs ?


Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une vraie technique d’improvisation. Dans un premier temps, nous faisons ensemble des lectures de textes et discutons des personnages et des rapports qu’ils entretiennent les uns aux autres, analysons les significations possibles. Puis, très vite, les acteurs travaillent sans moi en s’appuyant sur un canevas écrit qui comprend aussi quelques dialogues qu’ils peuvent compléter à leur gré. Ensuite, au moment où nous nous retrouvons de nouveau, nous procédons ensemble à l’élaboration des scènes, bien sûr.


Vos acteurs sont-ils déjà en possession des textes lorsqu’ils travaillent seuls ?


J’ai construit un schéma assez détaillé de la pièce, qui sert de base de travail. Plus tard, les comédiens reçoivent des scènes intégrales plus élaborées. Dans le travail de répétitions en commun, je peux donc supprimer certaines scènes que j’avais prévues et rajouter des passages amenés par les acteurs. Nous travaillons aussi avec des documents annexes qui, en plus du roman, nourrissent l’imagination des comédiens. Nous avons, par exemple, passé des semaines à regarder des films documentaires sur l’Afrique du Sud, avant et après l’apartheid. Même si, attention, notre travail ne se situe nullement du côté du théâtre documentaire.


Vous travaillez souvent avec les mêmes acteurs…


C’est vrai. Dans cette nouvelle production, il n’y a qu’un seul acteur avec lequel je n’ai jamais travaillé. C’est celui qui joue le professeur Lurie, c’est-à-dire le héros du roman. J’ai demandé à Sándor Zsótér, un metteur en scène très célèbre en Hongrie, de prendre en charge ce rôle.


Dans vos créations théâtrales, les spectateurs sont des partenaires privilégiés. Comment concevez-vous ce rapport entre scène et public ?


Je n’attends pas de participation active de la part du public. Je ne souhaite pas que le spectateur exprime son opinion, mais je désire qu’il soit présent au coeur des événements représentés. Il faut dire que j’aime créer des situations complexes, souvent politiquement incorrectes, devant lesquelles il n’est pas facile d’avoir un avis tranché, une réponse immédiate et toute faite. L’art humanitaire et consensuel est pour moi un grand et dangereux mensonge. D’ailleurs, on le rencontre plus souvent au cinéma qu’au théâtre.


Le mot « scandale » revient souvent dans le roman. Pour vous, qu’est-ce qui est scandaleux aujourd’hui au théâtre ou dans la vie ?


Ce qui est scandaleux dans notre monde, c’est l’absence de dialogue. On est prêt à blesser n’importe qui dans sa dignité, en refusant de le considérer et d’échanger avec lui. Pour moi, c’est une attitude violente. Ce refus de l’autre est très fréquent en Hongrie et, je le crains, dans le reste de l’Europe. Étrangement, le roman de Coetzee m’a ouvert les yeux sur ce phénomène, même s’il y a des différences entre l’Afrique du Sud et la Hongrie à ce sujet.


Dans le roman, le phénomène de la peur est également très présent. Existe-t-il aussi en Hongrie et comment l’expliqueriez-vous ?


C’est une peur existentielle, qui est démultipliée par le manque de perspectives offertes aux jeunes et aux moins jeunes. Chaque période de crise est donc favorable à ce phénomène. Mais il faut dire aussi que nous cherchons toujours à nous adapter à la force et à l’ordre dominant : c’est une règle quasi historique. Il est très difficile de faire comprendre aux hommes qu’ils ne sont pas obligés de s’adapter à cet ordre. En Hongrie, nous avons tendance à vivre dans le passé et non pas dans le présent en cherchant toujours à inculper les autres. Nous sommes engloutis dans une multitude de questions irréfléchies, qui nous viennent de conflits historiques non réglés et qui nous handicapent aujourd’hui encore.


Au tout début du nouvel ordre post-apartheid, Nelson Mandela a créé la commission « Vérité et Réconciliation » pour essayer d’évacuer cette déchirure historique : y a t-il eu la même chose en Hongrie, après la chute du régime communiste ?


Je n’ai pas connaissance d’une telle commission en Hongrie et je ne sais pas si les gens en auraient eu envie. Mais je suis sûr qu’aujourd’hui, il y a une réelle frustration, justement parce qu’on n’en a pas parlé. Il faut dire que cette frustration s’ajoute à toutes les précédentes, car les Hongrois n’ont pas parlé de la Seconde Guerre mondiale, ni de la Première, ni de la fin de l’Empire d’Autriche et de la création de la Double Monarchie en 1867. Nos peurs sont historiques et archaïques.


Le théâtre vous paraît-il être un moyen de les faire entendre ?


Si l’art qui se vante de pouvoir présenter des solutions à ce genre de problèmes se ment à lui-même et est résolument inefficace, l’art peut, par contre, provoquer la réflexion et mener à une sorte de consolation par l’intermédiaire de la reconnaissance des faits. Il peut donner de l’espoir, même en présentant le mal, la brutalité ou le meurtre. C’est ce qui est à la base de la tragédie, depuis qu’elle existe.


On a dit du héros du roman de J. M. Coetzee qu’il est un professeur un peu perdu dans ce nouveau monde post-apartheid. Comment le voyez-vous ?


Je crois surtout qu’il ne voit que lui-même, qu’il ne pense qu’à posséder les autres et qu’il n’arrive pas à dépasser ses propres limites. C’est un homme d’esprit, prisonnier de son propre sentiment de supériorité. Lorsqu’il réalise sa petite révolte personnelle et se fait virer de l’université, il part à la campagne où il comprend que tout son savoir ne lui sert plus à rien. Et au milieu de son désert personnel, il doit faire face à une vie, à une vérité, à une hiérarchie de forces tout à fait différentes de celles qu’il a connues jusque-là. La prise de conscience, même lorsqu’elle se fait dans la peine, est toujours une bonne chose.


Quelle vision avez-vous de la situation actuelle de la Hongrie ?


Les perspectives que nous avons ne sont pas bonnes. Je crois qu’une réflexion indépendante et libre devient difficile, elle n’a pas de « terrain favorable ». Le plus grand défi auquel nous sommes confrontés, c’est de trouver le moyen de pouvoir rester indépendants, de penser individuellement, conscients de nos parts de responsabilité dans notre propre pays.

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