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Dealing With Clair (Claire en affaires)

mise en scène Sylvain Maurice

: Entretien avec Sylvain Maurice

Propos recueillis par Nicolas Laurent

Après L’Apprentissage de Jean-Luc Lagarce et que tu as créé en 2005, tu choisis de visiter à nouveau un texte issu du répertoire contemporain. Qu’est-ce qui, à la lecture de Claire en affaires, a motivé ce choix ?

Je crois qu’en France, on a encore un peu de mal à appréhender l’écriture de Martin Crimp à sa juste valeur. Pour moi, c’est un auteur majeur, l’un des plus intéressants parmi les contemporains. Son écriture n’a pas encore rencontré l’adhésion publique qu’il mérite.
On pourrait d'ailleurs tenter un rapprochement avec le parcours de Lagarce : aujourd’hui il est porté aux nues, alors qu’il apparaissait encore il y a peu comme très hermétique. Peut-être la dramaturgie de Crimp apparaît-elle parfois comme cérébrale – alors qu’elle est très concrète, s’inscrivant en cela dans une certaine tradition anglo-saxonne. De ce point de vue, comparé à d’autres auteurs contemporains, le théâtre de Crimp est assez classique.
Dès qu’on travaille sur des pièces de notre temps, on est confronté à des enjeux inédits, et pour répondre directement à ta question, ce qui me plaît en premier lieu dans Claire en affaires c’est son humour cruel... Je le vois comme un théâtre à la fois très jubilatoire et très cruel : il y a une forme « d’intelligence ludique » que je voudrais mettre en valeur, et qui est, je crois, parfois sous-estimée dans l’œuvre de cet auteur.

On peut considérer le texte de Martin Crimp comme un « drame immobilier », une tragédie de notre temps qui révèle la brutalité des échanges mercantiles. Cette dimension sociale, voire politique, t’inspire-t-elle ?

Oui, beaucoup. Ce qui est très intéressant c’est que Claire en affaires (pièce écrite à la fin des années Thatcher qui virent une grande spéculation immobilière) trouve autant d'écho aujourd'hui, avec la crise des « sub-primes ». « La pierre - valeur refuge » - comme disent les suppléments économiques des journaux - est un sujet social, politique, anthropologique. Gagner de l'argent ou en perdre le moins possible : les situations se ressemblent dans les deux cas. Elles placent le vendeur et l'acheteur dans un face à face singulier.

À travers le personnage de Claire, Crimp montre les contradictions de notre temps : où s’arrête la frontière entre indépendance et individualisme, entre la liberté réelle et le fantasme de la liberté ? Quant à Mike et Liz, le couple au centre de l’intrigue, ils fouleront eux-mêmes leurs considérations morales au profit d’un égoïsme forcené.
Plus profondément, Claire en affaires est une pièce sur le Mal, sur la séduction du Mal : James mélange culture et argent, intelligence et cruauté. Son irruption sur scène va cristalliser les tensions et les paradoxes. Il agit comme un révélateur, qui vient briser les tabous, pour le meilleur et pour le pire. Dans Claire en affaires, Crimp n’est pas explicitement politique (certaines de ses pièces récentes sont plus clairement « engagées »). Claire en affaires parvient à parler de questions très actuelles, et en même temps à les inscrire dans une dimension intime.

Tu écris que, par certains aspects, la pièce relève de l’intrigue policière. Sur quoi porterait l’enquête de Claire en affaires ?

Un personnage disparaît ! C’est hitchcockien ! Que s’est-il passé entre Claire et James ? Pour être plus précis, il y a surtout une dimension fantastique : James est déstabilisant, car il a plusieurs visages. Quant à la maison, elle est un symbole, peut-être même un personnage : la tâche au centre de la pièce principale est comme un signe avant-coureur de ce qui va se jouer entre Claire et James, dans ce même lieu.

Dans ton parcours de metteur en scène, tu as souvent exploré les frontières mouvantes entre réel et imaginaire, ordinaire et fabuleux ; ici, la pièce semble plus quotidienne, davantage ancrée dans une réalité matérielle et sociologique. Est-ce une volonté d’interroger différemment le rapport au réel ? Et ton rapport à la scène ?

Ce que j’aime chez Crimp c’est sa fausse objectivité. J’ai parfois la sensation d’être face à un tableau hyperréaliste ou à une photo surexposée. Je vois tout, jusqu’au détail le plus infime, mais la réalité de ce qui se produit m’échappe. C’est un théâtre à la fois très clinique et très subjectif : ce grand écart le rend inquiétant et familier... Peut-être est-ce la raison pour laquelle je souhaite le mettre en scène.
Je ne crois pas qu’il fasse un théâtre sociologique ; il plante un décor ancré dans la réalité de son temps, mais ce n’est qu’une toile de fond. Ce qui l’intéresse est d’une autre nature. Il met à nu les pensées et les pulsions de ses personnages, comme s’il s’agissait de dévoiler ce qu’il y a derrière les apparences sociales, qui ne sont que des masques.

L’écriture dramatique de Martin Crimp est ambivalente. Le langage permet aux personnages de sauver les apparences, de « jouer le jeu », mais aussi, par ses hésitations, ses lapsus, ses écarts, etc, va révéler ce qu’ils aimeraient taire. Comment aborderas-tu cette question, notamment avec les acteurs ?

Crimp écrit une langue qui se présente comme orale. La pensée se formule en temps réel, dans le présent, au premier degré. Mais, pour les personnages, ce n’est qu’une façade, car leurs intentions profondes sont cachées. Eux-mêmes ignorent souvent ce qu’ils ressentent profondément. Ce sont les écarts dont tu parles qui font apparaître la brutalité de ce qui se joue. Les situations fonctionnent souvent par « révélation » : on comprend après coup ce qui se jouait en arrière-plan.
Pour autant, il n’y a pas de sous-texte, me semble-t-il, contrairement à d’autres dramaturges de cette tradition anglo-saxonne : ce n’est pas un théâtre psychologisant. Plus on le joue au premier degré, comme une partition, à la fois très contraignante mais aussi très jubilatoire, plus on voit les autres plans. C’est pourquoi je parlais au début de notre entretien « d’intelligence ludique » : j’aimerais faire entendre que les dialogues très élaborés de Crimp permettent de mettre en situation la mauvaise foi, l’aveuglement, le déni, le clivage – ce qui a pour conséquence une forme d’humour ou tout du moins de décalage qui tient le spectateur en haleine.

Tu considères la maison, l’objet du deal, comme un personnage à part entière. Par quels moyens scéniques envisages-tu d’en rendre compte ?

C’est une question très délicate : je ne sais pas très bien encore jusqu’où il faut aller dans le fantastique. C’est à expérimenter.
Pour conclure, je voudrais rebondir sur le mot de deal que tu viens d’employer... Crimp a traduit Koltès en anglais: je ne sais s’il a pensé à La solitude des champs de coton pour écrire Claire en affaires (Dealing with Clair dans la langue originale), mais le deal en question est de même nature dans les deux œuvres : l’échange d’argent n’est que le reflet matériel de ce qui se joue ailleurs entre les êtres. Posséder l’autre, l’acheter, le corrompre, et jouir de cela : ce sont des situations à explorer pour faire résonner toute la singularité de cette œuvre.

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