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Ceux qui errent ne se trompent pas

mise en scène Maëlle Poésy

: Entretien avec Maëlle Poesy et Kevin Keiss

Propos recueillis par Francis Cossu / Festival d'Avignon

Historiques, littéraires, cinématographiques, plastiques : les sources de ce spectacle, que vous avez écrit avec Kevin Keiss, sont nombreuses.


Maëlle Poésy : Cela faisait longtemps que je souhaitais aborder la question de la démocratie dans un spectacle. Ceux qui errent ne se trompent pas est né de cette envie. C’est l’histoire d’une révolution par les urnes, une situation fantastique poussée à son paroxysme qui entraîne les personnages à se positionner et à se révéler tels qu’ils sont malgré leurs aveuglements premiers. Dans la veine de OEdipe roi, il s’agit finalement d’enquêter sur les raisons de la « peste blanche » qui s’abat sur le pays. C’est un moment de séisme où, face à l’incroyable, chacun se dévoile. Pour cette création, nous avons travaillé à partir du roman La Lucidité de l’écrivain portugais José Luis Saramago, prix Nobel de littérature en 1998. La question qui y était posée – celle de la démocratie qui s’exprime à travers un vote blanc massif et incompris par les dirigeants en place – rejoignait nos interrogations sur la démocratie et ce qu’elle représente pour notre génération de trentenaires. Nous avons gardé du livre l’accident : le vote blanc et l’idée de s’attacher à la fois à un point de vue des politiques et à celui d’un enquêteur qui cherche à comprendre ce qui s’est passé. Si ce dernier permet d’incarner une certaine prise de conscience, nous avons ensuite insufflé une autre vision au récit théâtral. Pour construire la pièce, nous avons longuement échangé autour de ces sujets lors de résidences au Centre national des écritures du spectacle à La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon tout en convoquant différentes sources d’inspiration, aussi bien littéraires que cinématographiques, mais aussi historiques : les récentes crises démocratiques et les anciens épisodes de La Commune ou du Siège de Paris. Par le biais du réalisme magique, la pièce questionne notre rapport au système démocratique et particulièrement notre responsabilité individuelle face à ce pouvoir qui agit dans la société. Je me suis également souvenue de L’Ambassade, un documentaire de Chris Marker où l’on voit des gens, confinés après un coup d’état, se révéler peu à peu dans ce huis clos. Ici l’enfermement nous permet d’examiner les différentes réactions des ministres obligés, après le vote, de chercher des réponses plus personnelles, intimes, pour s’expliquer la situation. Une situation que le public suit en temps réel. Pour nous, il était important que le spectateur soit plongé dans le temps des personnages afin de jouer sur une simultanéité entre ce qui se passe au plateau et les interrogations que cela suscite chez lui. La mise en scène propose des codes de représentations métonymiques que le public complète par son propre imaginaire.


Comment travaillez-vous avec votre dramaturge, qui est aussi auteur ? Le texte est-il fixé ou évolue-t-il au plateau avec les comédiens ?


M.P. : Nous sommes assez complémentaires. Sa formation est plus littéraire et la mienne visuelle, en raison de ma pratique de la danse et du jeu. En général, nous réfléchissons à la pièce en discutant de nombreux sujets connexes mais aussi en évoquant d’autres univers fictionnels. Ces discussions permettent d’évoquer des personnages qui incarneront des idées, d’évoquer les thèmes que nous voulons traiter et de construire le puzzle de la pièce, le synopsis. Ensuite, Kevin écrit seul les scènes que nous lisons à voix haute pour en ressentir le rythme et l’organicité. Commence alors un processus de réarrangement, un travail de va-et-vient, qui aboutit à une première version que l’on envoie aux comédiens. C’est avec le plateau que le texte final s’écrit, dans sa confrontation avec les comédiens plongés dans un processus d’improvisation théâtral et chorégraphique. La pièce évolue en fonction des nouveaux enjeux qui naissent du travail que je mène en répétitions en collaboration avec l’équipe artistique, et les propositions d’écriture du texte de Kevin. Au fil de la création, j’ajuste les pièces du puzzle jusqu’à ce le spectacle me devienne évident.


Dans cette pièce, quels liens avez-vous tissés entre les deux événements : démocratique (le vote) et climatique (la pluie). Comment vous est venue l’idée de ce déluge, cet instrument de la mythologie, qui frappe le plateau ?


Kevin Keiss : Dans La Lucidité de José Saramago, il pleut à verse le jour des élections jusqu’à ce que les habitants sortent de chez eux sous un soleil éclatant. Dans Ceux qui errent ne se trompent pas, la pluie ne s’arrête pas. Une pluie diluvienne qui s’abat sur la ville. Il pleut et il fait chaud, comme lors d'une pluie de mousson. On entend le rythme de la pluie, sa mélodie. Elle intensifie la crise politique en devenant un événement cosmique, comme un châtiment divin. On pense à la portée symbolique de l’eau à la fois germinale et purificatrice. Une montée des eaux comme le signe annonciateur de la chute d’une civilisation. La pluie lave et transforme les perceptions, elle rétrécit l’espace, le rend électrique. Elle accentue les sensations entre intérieur et extérieur. Il y a ceux qui sont au sec et ceux qui ne le sont pas. Je trouve, en outre, que la pluie porte en elle une forte dimension poétique. Cela m’a fait penser aux vers de Rilke dans Einsamkeit (1902) : « La solitude est comme une pluie / elle monte de la mer à la rencontre des soirs / des plaines qui sont lointaines et dispersées / elle va jusqu’au ciel qui toujours la possède / et là, du ciel, elle retombe sur la ville. »


M.P. : Au début de la pièce, le spectateur est intrigué par un « nuage intérieur » qui s’insinue dans la salle du conseil. En avance sur les personnages, il est saisi ; cette image apporte une impulsion, un début de réflexion.
Ce plafond climatique, signe de quelque chose qui ne fonctionne plus dans le monde des personnages, est comme la métaphore de l’aveuglement des politiques, qui ne le voient pas ou ne le prennent pas en compte.
Il s’agit évidemment de nos propres aveuglements. D’une manière générale, j’ai une fascination pour la question de la temporalité au plateau. Pour moi, le théâtre est un lieu qui peut évoquer le présent d’une personne mais aussi son passé, son futur. J’aime créer des espaces évolutifs avec des décors qui se transforment, marquent le passage du temps, le déroulement de l’histoire et aussi le mouvement de la pensée. Le plateau final est souvent la résultante de moments passés. Dans cette pièce, les deux accidents, climatique et démocratique, vont petit à petit envahir le plateau, laisser des traces et traduire physiquement une société qui éclate ne sachant plus comment répondre démocratiquement à des questions qui se posent.


Défense, Justice, Armée, Culture, Premier ministre : il n’y a pas à proprement parler de ministre de l’Économie dans le gouvernement. Pourquoi ce choix alors qu’aujourd’hui, le lien entre finance et attrition démocratique fait l’objet d’un débat critique ?


K.K. : Notre équipe gouvernementale se caractérise, en effet, par une singulière dénomination des portefeuilles ministériels. Je l’ai pensée comme si une compression plutôt qu’une multiplication des postes avait eu lieu. Le ministre en charge de l’Économie est le ministre de la Défense mais aussi du Budget. La ministre de la Justice, quant à elle, est également celle de l’Écologie, de l’Agriculture et de la Santé. La Culture s’occupe de la Famille, de la Jeunesse et de la Fraternité. Il en va de même pour la plupart de nos ministres. Ici, le cumul des mandats et des fonctions s’arbore sans fausse pudeur. Le titre importe moins que le pouvoir. Certains portefeuilles demeurent plus classiques. L’Intérieur reste l’Intérieur. Il existe une ministre des Sports, des Armées et des Affaires Étrangères. Toutefois, la véritable originalité de notre gouvernement ne réside pas là. La singularité qui frappe au plateau, c’est la parité. Laquelle est parfaitement respectée. Les experts, les conseillers, les chefs de cabinets sont absents. Les représentants du peuple poursuivent le cérémonial démocratique auquel ils semblent, peut-être, les seuls à croire.


M.P. : La question économique, c’est encore autre chose. C’est la question de savoir qui possède vraiment le pouvoir. Cela pourrait faire l’objet d’un tout autre spectacle. Ce qui m’a intéressée ici, c’est de questionner la responsabilité individuelle que nous portons tous. Comment laissons-nous les choses ne plus nous appartenir ?


Je voulais interroger la politique à travers les relations de la population à ses représentants. Ceux qui errent ne se trompent pas parle de la fragilité du système démocratique et surtout de l’étonnante facilité avec laquelle ce système peut se transformer en totalitarisme s’il n’est pas protégé et questionné régulièrement dans ses fondements. La pièce traite aussi de notre incapacité à se poser des questions fondamentales. Une incapacité qui conduit à un aveuglement et précipite une chute. Nous nous sommes donc concentrés sur les processus d’aveuglement et la notion de responsabilité individuelle et collective en posant la question du bien public, de ce qu’il représente encore dans nos sociétés occidentales. D’où notre nécessité de garder les yeux ouverts.


Propos recueillis par Francis Cossu

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