: Note d'intention
« Tout ce qui ne monte pas, tombe ! »
L'heureuse réception du spectacle Molin - Molette par les enfants a confirmé pour moi la
pertinence d’une forme théâtrale les conduisant à une rêverie qui leur soit propre, une
véritable expérience dynamisante, nourriture pour la pensée et l'imaginaire.
Une confrontation avec des corps respirants engagés dans le défi d'un présent incarné.
Un théâtre qui réveille et stimule le lien entre la perception et l'imaginaire, entre le sensible
et le symbolique.
Ce lien menacé aujourd'hui par un environnement prétendument "culturel" à très haut
pouvoir de séduction fabriqué dans l'unique but de formater l'individu en plein
développement, afin de le priver de toute autonomie poétique, prélude au décervellement à
suivre. Grégarisation à l'oeuvre d'autant plus efficace qu'elle s'appuie sur l'illusion de
maîtriser individuellement la règle du jeu : zapping, clic, pas clic, clic et reclic... c'est moi le
roi du monde !
Pourquoi l'étonnement de l'enfant face au monde n'est-il pas plus souvent une leçon de vie pour nous autres adultes ? C'est que, éloignés de l'insouciance des premières années, nous avons intégré en grandissant une hiérarchie bien différente de ce qui serait digne d'intérêt. Asservis au raisonnable, aimantés par l'immédiat, le rentable, l'utile, nous organisons obstinément le tarissement d'une source vitale d'indépendance et de réconfort.
Imaginons un instant une classe d'adultes en costumes de bureau, avec comme maîtresse une petite fille qui leur ré-enseignerait la position tête-en-l'air, la fluidité du mouvement de la nuque pour suivre le vol du papillon, qui réanimerait en jouant avec une pierre la question fondamentale du " Pourquoi ça tombe ? " et puis citerait Lucrèce :
" Fatigués et rassasiés que nous sommes de cette vue, plus personne ne songe à lever les yeux vers les espaces lumineux du ciel."
Donc, pas tant raconter des histoires à l'enfant que l'encourager à s'en raconter lui-même, à partir de correspondances qu'il établira librement entre ce qu'il voit dans le temps de la représentation et ce qu'il vit par ailleurs. Pas tant une succession d'images toutes faites, encloses dans leur finition, qu'une sorte d'atelier d'expériences physiques et poétiques, où le réel se voit reconsidéré sur l'établi de la scène par les acteurs autant que par les spectateurs.
Soulever le couvercle. Du moins, l'empêcher de se refermer complètement.
Le couvercle a un poids. Et nous, au fond de la marmite, entourés d'enfants pour la plupart
inconscients de la menace, nous voulons tenter de nous opposer à cette force que nous appellerons
Pesanteur et qui n'a qu'un but : nous maintenir en toute chose au plus bas !
La force de gravitation détermine toutes nos actions, elle les empêche, les contrarie, ou les facilite - la chute permet par exemple de ne pas perdre de temps pour rejoindre le sol.
La Pesanteur, conséquence concrète et sensible de cette loi fondamentale de l'existence, nous rappelle à chaque instant notre destin d'être pesant, entravé, limité dans son essor. En dépit de toutes nos inventions, nous sommes et restons des cloportes, ingénieux certes, mais des êtres rampants, qui peinons autant à décoller de la boue qu'à nous élever en pensée.
La Pesanteur induit un ordre du monde qui semble éternel à l'enfant qui le découvre. La maison, l'arbre, le pylône, la montagne, sont là depuis toujours, et pour toujours. Il ignore que cette permanence matérielle est dûe à cette force qui cloue toute chose à terre, oeuvrant ainsi au façonnement du réel.
Dans les premiers mois de son existence, intrigué par ses effets, il va se mettre à vérifier les preuves de cette loi. Inlassablement, il prend des objets sur la table et les lâche pour jouir encore et encore de l'obstination des choses à voyager vers le bas. Il fait tomber tout ce qu'il trouve, forçant l'adulte au ramassage, sans se soucier de l'énervement occasionné. L'adulte qui s'est depuis longtemps interdit ce genre d'amusement, trouve vite que l'enfant exagère, et qu'il a lui mieux à faire que de remonter pour la dixième fois la cuiller tombée. Mais c'est sans compter sur la faculté d'étonnement de l'enfant et sa capacité inépuisable à provoquer la chute !
Peut-être l'enfant a-t-il besoin de s'assurer de la permanence de la loi avant de la braver et
d'oser l'aventure verticale. Peut-être ce phénomène résonne-t-il avec la sensation éprouvée
au moment de sa naissance, lorsque, après des mois de portance heureuse, quittant le
liquide séjour du nid maternel, il découvrit brutalement la pesanteur de son corps nouveau-né.
Le cri de l'enfant qui naît ne vient-il pas de l'effroi ressenti de se sentir soudain peser ?
Sur la scène de cet atelier, un homme et une femme vont se livrer à toutes sortes
d'expériences de physique poétique appliquées à la chute.
La chute, manifestation implacable de la Pesanteur, sera au coeur de leurs tentatives de
résister à cette puissance d'écrasement à l'oeuvre.
Pour en savoir plus long sur ce qui nous menace, ça va tomber !
Corps, pensée, matière, seront mis à l'épreuve.
Revisitant l'existence terrestre depuis la naissance, il s'agira de redécouvrir l'étrangeté de ce
phénomène occupé à conduire toute chose du haut vers le bas, à combattre tout
mouvement, à contrarier notre soif d'essor, à triompher de la verticalité, du redressement,
du fragile debout.
Le corps de l'enfant a sûrement en mémoire les efforts pas si lointains qu'il a dû fournir pour
se mettre debout, les chutes innombrables qui ont jalonné sa lutte pour gagner en hauteur,
les pleurs ou les rires qui l'ont ponctuée...
Et puis voilà l'embarrassant paradoxe que ces deux explorateurs devront traiter : c'est bien
grâce à la Pesanteur que les choses restent à leur place ! La vache dans son pré, le fruit sur
son arbre, la statue sur son socle, le pâté sur la tartine, l'immeuble dans son quartier,
l'enfant dans son lit...
Vertu rassurante de la Pesanteur ?
Ça se corse !
" Gravité et légèreté se détruisent dans la commune vendetta de leur mort." dixit Leonard de Vinci.
Au travers de textes et d'expériences contradictoires, il s'agira de rendre sensible la
dialectique entre le pesant et le léger.
S'amuser à s'élever par le jeu du contrepoids, à se maintenir en l'air.
Le lourd servirait donc à se nier lui-même ?
La notion d'équilibre surgira à force d'être approchée.
Etat enviable ou fin de toute aventure ?
Pierre Meunier
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