: Se penser ensemble
Entretien avec Maëlle Poésy
Chantal Hurault. Avec 7 minutes, vous prolongez un travail entamé dans vos précédents spectacles sur le rapport de l’individu au collectif. Qu’est-ce qui a prédominé au choix de cette pièce ?
Maëlle Poésy. À partir de onze femmes qui doivent
prendre une décision avec des conséquences immédiates
sur le travail et la vie de deux cents autres, Stefano
Massini a écrit une partition chorale sur la manière dont
fonctionne un groupe, sur le cheminement de chacune
vers une pensée commune. Il ouvre, sans aucun jugement, une réflexion sur la difficulté d’une démarche en
collectif, sur ce que représente le fait de choisir, de se
mettre d’accord, de se convaincre, de croire en la parole
d’une autre...
J’aime que ces femmes soient d’âges et de parcours divers,
à des moments différents de leur vie ; cela renforce le
caractère unique et complexe de leur appréhension de la
situation. C’est une pièce sur les limites, sur nos marges de
renoncement quand, sommés de faire un choix, le collectif
devient ou pas plus important que le bien-être individuel.
La pièce de Massini propose un théâtre politique, pas un
théâtre militant. Cela me paraît essentiel d’entendre celles
que l’on n’entend jamais, de voir ce que l’on ne voit jamais,
et ce grâce à un plateau qui mêle différentes générations
de femmes. En tant que miroir de la société, le théâtre
nous interroge sur notre environnement direct et on peut
trouver des échos avec l’actualité des grèves. Cependant,
l’enjeu central n’est pas ici la lutte elle-même, mais le trajet pour aller ou non vers elle.
C. H. À quoi doit-on renoncer au nom de cette pensée collective ?
M. P. Aux évidences ! Si j’aime les anti-héros et anti-héroïnes au théâtre, c’est justement parce qu’ils déplacent
nos repères en se portant garants de ces « pas de côté »
qui nous permettent de regarder le monde différemment,
hors d’une pensée unique. La structure dramaturgique de
ce huis clos a l’intérêt de nous faire suivre une pensée
en mouvement dans un temps donné. Stefano Massini
évoque Douze hommes en colère où, dans le contexte de
la peine de mort aux États-Unis, Sidney Lumet filme une
délibération de jurés qui doivent voter à l’unanimité la
culpabilité ou non d’un accusé. Là aussi, tous croient à
une délibération rapide, tous sauf le personnage d’Henry
Fonda qui est le seul à voter au premier tour « non-
coupable ». Par ce vote, il dit l’exigence de renoncer à
l’évidence. Dans un mouvement identique, Blanche, qui
a représenté ce petit groupe durant la négociation avec les
nouveaux patrons de l’usine, l’incite à prendre le temps de
réfléchir à ce que représente cette pause, a priori dérisoire
face aux emplois sauvegardés. Est-ce « un luxe ou un
droit ? » demande-t-elle. Ces sept minutes cristallisent un rapport plus global au temps en nous conduisant à considérer ce qui est ou non essentiel : est-ce la productivité ?
Une respiration garante de liberté individuelle ? Un repos
gage de performance ? Est-ce le rêve et l’imaginaire ? Ici,
ce « pas grand-chose » touche à la marchandisation du
travail, à ce que cela charrie comme vision de la société
et éthique de vie.
C. H. Stefano Massini fait référence, en exergue de son texte, aux ouvrières de Lejaby qui ont mené en 2010 une lutte importante à la suite de l’annonce d’un plan social. Qu’évoquent pour vous celles que l’on nomme les ex-Lejaby ?
M. P. Stefano Massini en fait l’emblème d’un monde
ouvrier que l’on entend peu et que l’on est en train de
faire disparaître. Il dit avoir mélangé plusieurs histoires, les ex-Lejaby que j’ai rencontrées m’ont d’ailleurs
confirmé n’avoir jamais été sujettes à une problématique
de pause. Évoquer Lejaby est une façon de personnifier
les nombreuses luttes féminines qui ont existé, dont ont
dernièrement fait partie lesdites « Samsonite ».
J’y vois une forme de réhabilitation de ces grandes
oubliées de l’histoire. Comme l’évoque la politologue
Françoise Vergès, leur invisibilité tient à ce que leurs
luttes ne sont pas placées sous la figure d’un leader : éminemment collectives, elles n’offrent pas de noms ou de
visages permettant de les personnifier, apanage fréquent
des luttes masculines. N’oublions pas également que,
dans les rapports de domination que relève l’historienne
Michelle Perrot, les diverses révoltes ouvrières du XIXe
siècle, ou du début du XXe siècle pâtissaient d’un jugement
extrêmement négatif à cause du statut social des femmes
qui se battaient. Elles travaillaient, alors qu’on les aurait
préférées ménagère. Michelle Perrot dénonce à ce titre un
manque de considération des revendications féminines,
souvent réduites à l’anecdotique, qu’elle réhabilite en
geste politique réfléchi.
C. H. Vous avez rencontré de nombreuses ouvrières qui travaillent ou ont travaillé dans des usines, notamment de textile. Il était nécessaire pour vous d’aborder ce texte à travers des témoignages ?
M. P. Ces rencontres, précieuses et essentielles, m’ont permis de rassembler des parcours de vie, avec certaines femmes confrontées à un ou plusieurs licenciements, d’autres travaillant depuis près de trente ans dans la même usine. Il était important d’entendre leurs histoires, leurs quotidiens, leurs rêves, leurs envies qui vont nourrir l’imaginaire des actrices, à qui je demande de donner vraiment chair à leur personnage. Les films des frères Dardenne, de Ken Loach ou de Stéphane Brizet sont sur ce point exemplaires car ce sont des films paysages sur des portraits de personnes où les enjeux sociaux et politiques sont toujours incarnés. On retrouve dans 7 minutes la violence d’une industrialisation déshumanisante, ces ouvrières qui sont des proies faciles sont dans une contradiction permanente entre une solidarité très forte et une menace de la division. Toutes les ouvrières que j’ai rencontrées m’en ont parlé tant les contraintes du rendement entraînent une compétitivité. On en revient à la notion de temps, un temps chronométré, extrêmement surveillé, qui ne parvient cependant pas à abolir entièrement l’entraide et la conscience du groupe. Si j’insiste sur les parcours de vie, c’est aussi parce que l’unité ne vient pas de soi. Ces femmes ne sont pas forcément faites pour s’entendre, la pièce s’ouvre sur un groupe désuni, et pose fondamentalement la question de la difficulté de s’unir dans un cadre social poussé à l’extrême précarité.
C. H. Vous êtes sensible à ce que ces personnages ne soient pas rompus à l’art de la rhétorique. Qu’est-ce que cela apporte théâtralement ?
M. P. Elles ne sont pas habituées à parler ainsi en public. Rappelons qu’elles font partie d’un comité d’usine comme il en existe en Italie sur le modèle soviétique, qu’elles n’appartiennent pas à une couleur politique et ne sont pas familières d’une ligne syndicale. J’ai un grand plaisir à travailler avec les actrices sur cette parole de l’instant, qui est réfléchie tout en étant viscérale. La partition s’apparente à un long plan-séquence où il n’y a – hormis l’arrivée de Blanche – aucune entrée ou sortie de scène : elles sont en permanence au plateau et certaines ne parlent pas pendant longtemps. Le jeu servira ces cheminements souterrains à vue du public. À l’intérieur de ce grand trait où les répliques fusent tel un boulet de canon, nous devons porter attention aux micro-mouvements qui le composent, aux pics et aux suspens. C’est une forme passionnante à prendre en charge physiquement, dans ses détails, dans ses façons de rompre le silence ou d’interrompre l’autre afin de dessiner ce mouvement de groupe qui s’agence, à l’image d’un vol d’oiseaux migrateurs qui se suivent, s’arrêtent, se répondent.
C. H. La scénographie met en place un dispositif immersif. Est-ce lié à l’idée de huis clos ?
M. P. Le projet scénographique est né alors que nous
étions avec les membres de l’équipe artistique en train de
visiter une usine textile. Il ne pouvait bien entendu pas
s’agir d’un local syndical puisque ces femmes n’appartiennent pas à un syndicat. Et, en dehors de ces locaux,
les lieux de réunion sont quasiment inexistants dans les
usines. En choisissant ce lieu de pause qui existe, à la
frontière du local de stockage, nous sommes allées vers
un espace intermédiaire où l’attente est malaisée, sans
disposition au secret. Il nous a paru judicieux de choisir
un lieu inadéquat au conciliabule ; les conditions ne sont
pas réunies pour faire durer la discussion, on peut y être
interrompu à tout moment, y être entendu, il n’y a pas
forcément de quoi boire ou manger...
Je voulais que le lieu
raconte la difficulté de se rassembler dans ces espaces, de
se penser ensemble. Dans tous mes spectacles, je cherche
une expérience physique du spectateur, dans un équilibre
entre la réflexion et la sensation. En choisissant de placer ce huis clos dans un dispositif bi-frontal, j’ai voulu
rompre avec le point de vue objectif induit par un rapport
frontal. Une partie des spectateurs sera nécessairement
face à celle qui parle tandis que ceux d’en face verront
les réactions sur les visages de celle ou celles à qui elle
s’adresse. Et inversement. Cela amplifie la subjectivité du
public comme des personnages, l’enjeu étant de faire ressortir qu’aucune n’a la même appréhension de ce qui est
en train de se passer alors que tout ce qui se dit concerne
le collectif.
Nous partageons le moment de la décision en temps réel
avec les actrices, sous la forme d’un long plan séquence.
Nous avons ainsi imaginé un espace de discussion englobant en jouant sur un effet de profondeur de chaque côté
du public grâce à un plafond de fluos qui s’étend sur l’entièreté de la salle. Ce volume évoque ceux très vastes dans
les usines et introduit un hors-champ expressif : l’ailleurs
dont ces femmes sont le jouet et qu’elles ne peuvent que
fantasmer. Les hommes qui sont en train de décider pour
elles ont-ils seulement conscience de leur espace à elles,
social et intime, que nous sommes nous, spectateurs, en
train de partager ?
- Entretien réalisé par Chantal Hurault. Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier
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