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Sig Sauer Pro

+ d'infos sur le texte de Jacques Albert

: Note d'intention

SIG Sauer Pro est une pièce profondément fictionnelle. Oscillant sans cesse entre le naturalisme le plus cru et l'absurdité du quotidien poussé dans ses retranchements, elle peut évoquer le théâtre contemporain allemand et met en scène des individus déclassés, sauvagement mutiques, déconnectés de leurs sentiments. C'est la campagne de La Terre de Zola, avec les mêmes familles éclatées, les mêmes désirs interdits, les guerres de clans, les jeux de mort…, mais une campagne imprégnée de cinquante années de domination culturelle des mass-médias, des téléfilms américains, des magazines people et de la grande distribution.


1. Le sujet


SIG Sauer Pro. La campagne, la France. D’un côté. Un monde en perdition, isolé, déclassé, en marge.
De l’autre. Un monde qui fixe les règles, les normes, les valeurs.
Efficacité, argent, beauté, sexualité. Just do it.
Le CAC 40 s’écroule, se relève, retombe. Mouvement, vitesse. Une domination culturelle qui impose une vision du monde, une manière de se représenter soi et les autres, une grille d’interprétation et une échelle de valeur. Qui fait le monde parce que pouvoir lui est donné de dire le monde. Qui assoit sa domination par l’exclusion, et par la mise au ban de cette ruralité paupérisée dont parle SIG Sauer Pro : désintégration de tous les liens qui la constitue, de tous les destins, de tous les imaginaires, de tous les désirs. Pour dissimuler la destruction qu’il opère, le monde libéral produit et diffuse massivement ses images. Mais c’est insidieusement que celles-ci nous font croire à une campagne mythique, romantique, d’air pur et d’entraide. Insidieusement qu’elles parviennent à donner un semblant de cohérence à ce qui n’en n’a pas, plus, à ce qui a été démantelé.
Pourtant ce n’est pas vrai. Le monde rural de SIG Sauer Pro n’est pas beau. Pas émouvant. Ce n’est pas le monde d’antan. Cette campagne n’est plus ce lieu du lien social, de la proximité, de la solidarité, n’est plus le village auquel on se plaît à rêver.
Car exposé au flux irradiant de la télévision, des médias, de Paris et de New York City, le village, lui, se rêve autrement. Les plasmas trônent dans les salons, les 4x4 dans les garages. La campagne rêve de vitesse, de mouvement, de sexualité et d’argent. Mise à l’écart, « la campagne » tente de faire cohabiter le monde dominant avec sa propre réalité. Cohabitation impossible. Réalités irréconciliables. L’existence de l’une supposant l’éradication de l’autre.
Alors, les vies se peuplent de fantasmes. De whisky pur malt, de courses-poursuites, des Bahamas. Mais l’inadéquation de la réalité vécue et de ce que les mass-médias présentent comme un idéal, crée violence et morbidité. Frustration. Déni de soi et de l’autre. Déni de sentiments. Comment assumer le malheur face à l’injonction au bonheur, l’échec face à l’injonction à la réussite ? Alors, la violence est banalisée, la tristesse enjolivée, la peur niée.


2. Eclatement et dispersion


Réaliste, naturaliste, narratif, SIG Sauer Pro emprunte la forme glissante du divertissement. Pourtant, les situations mises en jeu font émerger des individus malmenés, violents, brutaux, déconnectés de leurs sentiments. Et une campagne déchirée entre l’imagerie fantasmagorique des mass-médias et la violence quotidienne d’un univers déclassé. Notre projet prend à son compte cet écartèlement pour en faire le cœur du dispositif scénique. Dissociation des comédiens et des personnages, des comédiens et de leurs voix… SIG Sauer Pro travaille à partir de ces principes de déconnection et de multiplication des plans – du son, du plateau, et de l’image mouvement.


3. Un « jeu » sur l’incarnation


Afin d’exprimer ces déconnections, notre projet questionne la notion même d’incarnation. Comment incarner ces êtres déchirés ? Comment donner corps à cette destruction ? Trois comédiennes prennent en charge l’intégralité de la distribution : neuf personnages, dont six hommes et trois femmes.
Elles leur prêtent leurs voix.
Captées par des micros branchés, les voix sont alors traitées et rediffusées en temps réel, de manière à ce que l’on entende une voix différentes (masculine ou féminine) pour chaque personnage. Voix et corps disjoints, séparés.
Puisque toute représentation naturaliste est exclue d’emblée, il devient possible aux trois comédiennes de jouer autre chose que l’action dramatique. Par d’infimes décalages, de constants glissements, nous nous jouons de cette indépendance acquise entre les comédiennes et les personnages, pour installer une ambiguïté entre les différents niveaux de jeu rendus possibles. Jeu de l’action dramatique, simple expression du langage, jeu des comédiennes « entre elles »… voici au moins trois rapports à l’incarnation qui viennent se superposer.
Car si, entre les trois comédiennes et les neuf personnages, se situe la nécessité de dire, de rendre la parole à ceux que l’on n’entend plus, il y a aussi le risque que cet équilibre se transforme et qu’apparaisse l’impression soudaine que les comédiennes leur volent leurs voix, leur volent leurs mots.
Car il ne reste plus grand-chose de la réalité de ces êtres dépossédés. De ces êtres pillés. Il fallait montrer la violence de cette dépossession, montrer que leurs discours, leurs désirs, leurs imaginaires ne leur appartiennent plus. Qu’ils sont réduits au mimétisme, à la répétition d’autres valeurs, d’autres idéaux. Comme les comédiennes qui, à leur tour, répèteront leurs mots. C’est donc par le jeu, et par les jeux de décalages constants, que peut se créer la tension entre ce qui est dit et ce qui se dit. Entre la banale histoire et le drame rural.


4. Théâtre et cinéma : du réel scénique à la fiction cinématographique


Lors des différentes lectures publiques dont le texte a fait l'objet, les questions ont souvent porté sur le caractère scénaristique de l'écriture : scènes courtes, enchaînement rapide des situations, lieux multiples, temps éclaté, scènes "d'action"... Aussi, parce que ce texte, profondément théâtral, met effectivement en jeu un "imaginaire cinématographique", nous proposons un projet qui s'articule autour du théâtre et du cinéma, un projet de "cinéma-théâtre". Pas que le cinéma nous apparaisse comme un moyen de suppléer aux "manques" du théâtre. Au contraire : nous souhaitons que la scène et le film, en se soutenant mutuellement, permettent au théâtre comme au cinéma de trouver des espaces inédits, des directions improbables et nous sortent ainsi, autant que possible, de toute vision utilitariste et fonctionnelle de ces matériaux. Nous avons donc choisi de nous entourer d'une réalisatrice extérieure au collectif, qui participe avec nous au travail de conception et de création. En effet, il est déterminant pour nous que le film puisse développer sa logique propre de manière à ce qu’il ne se résume pas à un environnement plastique mais intervienne comme un élément constitutif essentiel du spectacle. Il s’agit donc bien de travailler sur une proposition cinématographique et non sur un matériau "vidéo".
Il y a la campagne Pyrénéenne, sa lumière blanche et perçante. Il y a la brume qui monte du creux de la vallée, tous les matins vers 11 heures. Il y a les vallons et les villages. Le bar et l’Intermarché. Les gens. Le café le matin. La place de la mairie. Les plaques de verglas. Les poulaillers. La nuit. La nuit à la campagne, c’est la moitié du jour.
Si le cinéma apporte ses textures, ses odeurs, ses lumières, notre film pourtant (où apparaissent non seulement les lieux de l'action, la campagne, mais aussi les personnages en tant que tels, distribués "normalement") est lacunaire. Il lui manque la parole de ceux qui l’habitent. La parole, que les trois comédiennes prennent entièrement en charge. Qu’elles leur ont dérobée.
SIG Sauer Pro se bâtit autour de cette ambivalence centrale : le film et la partition textuelle construisent une fiction, que les présences féminines sur le plateau repoussent, décalent, mettent à distance.
Se crée de cette manière une dissociation, une rupture, entre ce que l’on entend et ce que l’on voit : d’un côté des dialogues incarnés, des personnages profondément ancrés, des situations qui se font et se défont, de l’autre, trois jeunes filles bien éloignée de l’univers qu’elles participent à faire surgir.


Ainsi, les voix et les corps, le texte et l’image sont déconnectés, rendus autonomes et dispersés dans un système à la fois fragmentaire et interdépendant. Nous voulons montrer ces déconnections pour ne pas construire le simulacre d’un monde unifié et cohérent.
Exprimer les déconnections pour interroger l’image, et le rapport flou qu’elle entretient entre fiction et réalité.
Exprimer les déconnections pour questionner la manière dont notre monde est capable de faire fiction à partir de la réalité.


5. Le son : du réel à la fiction, le son comme médiation


La création sonore, enfin, s'annonce fondamentale. Cette réflexion sur la place que la fiction occupe dans notre monde, sur la relation entre dispersion déconstructiviste et unité synthétique, est portée par le travail sur le son, sur sa texture, sur sa spatialisation. Tour à tour matière abstraite puissante attrapant le spectateur par son corps, ou son intra-diégétique, univers sonore cinématographique, le son devient capable d’opérer le glissement du réel de la scène vers le saisissement de la fiction.
Car la circulation entre les différentes sources dont nous disposons (le film, la musique, les voix transformées amplifiées, les voix réelles…), peut faire basculer imperceptiblement du naturalisme le plus brut (la bande son du film) à l’expressivité abstraite (la composition musicale).
Ainsi, le caractère englobant de cette matière sonore et musicale, réalisée en partie en direct et en partie enregistrée, devient à même d’unir dans l'espace les différentes strates qui construisent ensemble le cinéma-théâtre de SIG Sauer Pro.


6. Conclusion


Sur le plateau, rien d’autre que ce qui est utile. Nous ne concevons pas de décor, nous mettons en jeu un usage. Plateau nu qui s’entache petit à petit des objets utilisés, usés. Il n’y a pas de décor. Il y a un film et sa lumière irradiante, trois comédiennes, une table comme lieu commun, partagé, le revolver qu’elles manipulent, brandissent, leurs micros érectiles, les fils qui s’emmêlent. Objets, cigarettes, cendres, dépôts déposés, oubliés ça et là activent cet espace-bloc, le vieillissent. Il n’y a que le temps qui graphie la scène.


Parce que SIG Sauer Pro s'interroge sur le caractère anomique et mortifère d'une société qui fait de la toute puissance individuelle un idéal légitime, parce que les mass-médias et le divertissement de masse tissent au quotidien les fantasmes u-topiques et destructeurs de la réussite et du pouvoir, il nous apparaît déterminant de ne pas faire de notre spectacle un nouveau lieu d'illusion.
Parce que SIG Sauer Pro parle de l'emprise de la fiction sur les imaginaires, et cela par le biais d'une forme fictionnelle, nous nous devons d'introduire dans notre propre machinerie narrative les germes de la fracture, de l'ambivalence et de l'étonnement.
Parce que SIG Sauer Pro, enfin, parle d’un monde auquel nous appartenons, la présence des comédiennes, de leurs corps jeunes et beaux – seules véritables présence scénique – doit être une manière de nous représenter nous-mêmes portant notre regard, exprimant nos interrogations, et prêtant notre voix. Une manière de ne pas nous exclure de ce monde dont nous parlons. Il n’y a qu’un seul monde, et tout ceci nous concerne tous, intimement. Alors, il faudra montrer l’inconfort de notre position, notre propre tiraillement, notre propre schizophrénie à l’égard de la puissance du monde de l’image. Ce monde de l’image dont on ne peut s’abstraire mais que l’on se doit d’interroger. Pour en combattre la perversité.

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