theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Prometheus Landscape II »

Prometheus Landscape II

mise en scène Jan Fabre

: Le Spectacle

Eleos et Fobos. Peur et compassion. Ce sont là les deux affects primaires que la tragédie grecque voulait mettre en scène. En confrontant son public à des héros tragiques victimes d'un véritable calvaire, la tragédie touche directement la sensibilité du spectateur, fait de ce dernier un compagnon d'infortune et le purifie des poisons qui polluent son corps.


Dans sa nouvelle production, Jan Fabre recherche une nouvelle fois cette dimension tragique. Les péripéties de Prométhée, comme elles ont été enregistrées par l'antique poète tragique Eschyle, constituent le fil conducteur de sa création. Prométhée est un rebelle sans but mythologique. Il s'est opposé à Zeus, le dieu suprême, a volé le feu de l'Olympe et l'a donné aux mortels. Pour Fabre, Prométhée, le porteur de feu, est une figure de proue d'une autonomie remplie d'orgueil. La loi de l'Olympe le laisse froid, il va à son encontre et agit selon ses propres convictions. En tant que « complice du feu », il dispose aussi de toutes les armes pour transformer la matière. À la fois artiste et alchimiste, il est une sorte de phare pour l'humanité. Au mépris de sa mort, il montre ce dont l'être humain est capable.


Dans une tentative de dominer cette violence orgueilleuse, Zeus fait enchaîner à jamais Prométhée au Caucase. Livré aux éléments naturels et à un aigle qui lui dévore chaque jour un morceau de foie, il subit une atroce punition. Son foie, l'organe de la colère, de la furie, se transforme peu à peu en une sorte de plaie ouverte qui se referme chaque nuit et se rouvre le jour, dans une répétition sisyphienne, semblant sans fin. Prométhée hurle de douleur et de rage. Le porteur de feu est prisonnier des flammes. Son corps atteint une forme d'extase. Ses cris et hurlements résonnent loin dans le Caucase.


Le Prométhée de Fabre vous immerge dans les nombreuses strates temporelles de ce célèbre mythe. Mais avant que le spectacle ne commence réellement, nous nous séparons d'une de ces strates, le plus célèbre modèle d'interprétation, le narratif le plus attaqué et érodé de notre civilisation occidentale: la psychologie. De Sigmund Freud à Carl Jung, en ce compris tous les personnages de deuxième ou de troisième rang, la psychologie est maudite et reniée. La psychologie ne permet pas de tout comprendre ou expliquer, en particulier le jeu auquel se prêtent les dieux de l'Olympe. La dimension tragique ne peut être réduite à un modèle psychologique, le hurlement du héros tragique ne trouvera pas d'explication sur un divan. Sa douleur provoque un bruit assourdissant, un bruissement cinglant qui pénètre jusque dans les os brisés et les cicatrices, dans lesquelles la civilisation est mal recousue. Où est donc aujourd'hui notre héros tragique, se demande Fabre dans un récitatif interminable? Où se cache-t-il? Nos contemporains en ont besoin. Pendant le prélude, les deux acteurs supplient et appellent le héros sur tous les tons: « We need heroes now! », jusqu'à ce que le rideau se lève et que le paysage de Prométhée se dévoile: à l'arrière-plan, projetée sur l'horizon, la lumière intense et aveuglante du soleil ; le héros Prométhée pend à l'avant-plan, offrande de notre civilisation, il semble au piège dans une toile, écartelé par de robustes cordes, tel un Christ éventré.


Dans ce paysage, un sculpteur œuvre avec des mots. Jeroen Olieslagers a remis en vers le mythe d'Eschyle: en huit monologues, il donne la parole aux habitants de l'Olympe qui, au moyen de vers à consonance presque bibliques, respirent et mettent en rythme l'histoire du héros Prométhée. La langue est violente, dense et de temps à autre fébrile, telle des flammes léchant les hauteurs. Il s'agit d'un langage divin qui retentit de manière tonitruante grâce à l'univers mythique. Un par un, les Olympiens donnent leur vision de l'histoire du porteur de feu: Héphaïstos, qui a enchaîné le héros arrogant au Caucase ; Athéna, fille de Zeus et complice du dieu du feu ; Épiméthée, le petit frère stupide qui n'a pas pu résister au cadeau perfide offert par Zeus pour se venger, à savoir Pandore et sa boîte contenant tous les maux ; Io, poursuivie par un taon chargé de la piquer jusqu'à ce qu'elle devienne folle et venue se plaindre auprès de l'autre dieu puni enchaîné ; et encore Océan, Dionysos, Pandore, Hermès et finalement Prométhée, fils des Titans qui, à la fin, interrompt le long silence par son virulent blasphème à l'encontre du dieu suprême Zeus: « this is a scream right from the gut; I resist. »


Il est enfin là, le héros, dressé sur le Caucase, défiant le dieu suprême, ne craignant aucune torture, réprimant la douleur et regardant fièrement l'humiliation dans les yeux. Mais le feu brûlant, volé au ciel, l'a également rendu aveugle à la réalité se déroulant à ses pieds. Son feu, ce cadeau si chaleureux à la civilisation, dépérit, s'étouffe et s'éteint à cause des mortels. En effet, les hommes ont échangé le feu de Prométhée, avec toute sa puissance émancipatrice, contre le codex des nouvelles religions qui prônent une profonde aversion ainsi qu'une interdiction absolue à l'égard de tout ce qui est effréné et ardent. La religion, déclare Fabre en faisant référence à Marx, n'est pas l'opium, mais le somnifère du peuple. Elle assoupit, étouffe, apprivoise ; elle rend les hommes crédules et innocents. La religion est une sorte de dictature intérieure de la morale oppressée avec le thermostat en position de congélation. La religion est cool. La société évoluée, avec ses règles et ses lois, a proscrit le feu et de ce fait toute fantaisie. Fabre présente sur scène une communauté fermée sous l'emprise du feu, car le feu attire, mais est également un danger sous-jacent. Avec des costumes rappelant toute une série de religions, Fabre démontre leur rapport ambigu au feu: au cœur d'une histoire traitant de la passion, cette dernière est tempérée et réprimée. Chacun peut à tout moment contenir consciemment les étincelles ou ascensions se présentant. Chaque foyer d'incendie possède son seau de sable et les parcelles encore fumantes sont étouffées dans la foulée.


Contrairement à l'Orgy of Tolerance, la structure de cette production ne repose pas sur le sketch, mais sur le flux. Le flux de malédictions et blasphèmes virulents que les dieux de l'Olympe se lancent continuellement à la tête, le flux des images que Fabre fait onduler et se percuter sur scène. En effet, des feux s'éteignent continuellement, mais de nouveaux foyers se créent également en permanence. Les individus recherchent fébrilement des instants de passion, de quoi enflammer quelque peu leur corps et leur âme. Les corps se frottent les uns aux autres jusqu'à faire naître l'étincelle ; les hommes et les femmes font d'eux-mêmes des bûchers de désir ; en un tournemain, la verge se transforme en flambeau, le vagin en mécanisme d'allumage mélangeant soufre et phosphore: le pubis est une délicate surface de frottement pour toute chose inflammable. Mais plus le foyer est important, plus la répression est tenace: lorsque le sable et l'étouffoir ne suffisent plus, l'extincteur jaillit pour éteindre le feu qui se propage et la scène se métamorphose en un écran de CO2 et de sable en suspension.


C'est la façon dont s'y prend la production pour dépeindre le paysage prométhéen entre l'Olympe, le Caucase et la vallée où résident les hommes. Comme dans un opéra, le texte et l'image s'entrelacent tels le flux et reflux d'une mer houleuse. Des cordes forment le fil rouge entre la multitude d'images et de clins d'œil surréalistes: tantôt chaînes pour ceux qui enfreignent la loi du dieu suprême, tantôt objet de désir pour ceux qui souhaitent se procurer du plaisir, tantôt cocon pour ceux qui attendent une transformation.


Ce nouveau spectacle montre le champ de bataille de notre civilisation. Le feu de Prométhée en est le fondement. Mais qu'est-ce que l'homme a fait de la force magique du feu? Quelle alchimie a-t-il créée? À quoi a mené la peur du feu?

Luk Van den Dries (Université d'Anvers)

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.