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Princes et Princesses


: Entretien avec Claire Lasne

Il y a des vérités dans les lieux communs, dites-vous, comme dans «le manège de la vie» ou «le cirque de la vie». Pour Joyeux Anniversaire, vous avez choisi des lieux communs comme point de départ et de fixation : un cirque, un chapiteau et l’histoire commune des trente dernières années. Pourquoi cette idée du manège, du tournoiement, du cercle de famille ?


Claire Lasne : Le chapiteau a d’abord une raison d’être politique : c’est une structure qui nous permet de travailler en milieu rural, de prouver que des gens exclus du système culturel français sont capables et heureux d’assister à un spectacle de théâtre. L’intérêt esthétique du chapiteau est devenu de plus en plus présent au fil du temps. J’ai eu envie d’interroger tout ce qui est rond : cercle, lune, manège, ballon… L’exigence politique s’est donc transformée en exigence esthétique. Dans Dom Juan, l’histoire du cercle était déjà très présente, de manière brute. Joyeux Anniversaire vient de plus loin, il est nourri de diverses expériences, des diverses façons de se situer dans un cercle familial et amical. Le théâtre m’a fait accéder au monde de la parole et de la communication. J’ai aimé le silence, comme les dauphins l’aiment, ponctué de rêves et de danses. Joyeux Anniversaire est sorti de ce monde de silence. Puis, d’année en année, l’équipe a grossi, et nous nous sommes tournés vers l’écriture. Dans ce spectacle, l’aspect politique du chapiteau unit les gens et crée un souci d’engagement. C’est un travail très dur, mais il faudrait nous marcher dessus pour nous empêcher de continuer à travailler de la sorte, tant nous sommes déterminés. Je vais avoir 38 ans au mois de mai : d’un côté je suis de plus en plus sereine, et d’un autre côté je sais que c’est le moment ou jamais de prendre des risques. Ça vaut le coup maintenant d’essayer d’être plus qu’une interprète, car je ne transmets pas seulement un texte, mais aussi une attitude. Ce que je veux dire au public, même si ce n’est jamais dit dans le spectacle de façon aussi simple que cela, c’est : «Ne vous laissez pas bouffer par les petits cochons. Défendez votre relation à la nature, au monde, à la vie!». Si l’équipe s’échauffe tous les jours, c’est afin d’être en forme pour le spectacle, mais aussi afin de pouvoir transmettre de la force au public. Je veux faire comprendre aux gens qu’ils sont précieux, qu’ils ne doivent pas se laisser détruire. Qu’il suffit parfois de dire non. Quand j’attends à l’entrée du chapiteau le jour de la première, et que je vois arriver des gens qui ne sont jamais venus au théâtre, je comprends que c’est très simple de dire non.


À quel moment avez-vous décidé d’être metteur en scène ?


Quand je suis entrée au Conservatoire, j’ai tourné dans un film lors de la première année. Avec l’argent gagné avec ce tournage, j’ai loué une salle l’été suivant. J’ai embauché trois acteurs et j’ai répété une histoire où il y avait tout juste quelques mots, quelques brides de phrases. Par la suite, je me suis lancée dans la mise en scène, uniquement pour essayer de faire connaître les textes de Mohamed Rouabhi. Avant, je gagnais ma vie comme actrice et ça m’allait très bien. Et puis, j’ai fait le même type de rencontre, avec un auteur auquel je ne cesse de revenir : Anton Tchekhov.


Pensez-vous que le théâtre a largement perdu de vue ses objectifs de démocratisation culturelle ?


Je suis tellement immergée dans cette aventure que ma connaissance de l’actualité théâtrale est défaillante. Quand j’étais actrice – c’était il n’y a pas si longtemps! – j’ai eu assez rapidement l’impression que je m’apprêtais à jouer toute ma vie pour les mêmes 500 personnes. J’ai refusé cette fatalité en montant ce projet en Poitou-Charentes. Mais je n’ai pas de leçons à donner. Tout dépend du genre de reconnaissance que l’on recherche. La reconnaissance du monde enseignant, du public scolaire, du public du théâtre en ville, ça va une fois, mais pas tout le temps. Au moment de la création de Platonov, j’étais devenue l’enfant chérie de ce public et de la critique, et cela ne me procurait aucun bien être particulier. Quand on vous dit toute la journée que vous êtes géniale, vous n’avez rapidement plus rien à dire. Au contraire, la peur terrible que j’éprouve lors de la première d’une pièce dans un petit village, l’angoisse qu’il n’y ait réellement personne, m’anime et me transporte. Lorsque les gens arrivent, s’installent, regardent tout le spectacle, j’éprouve un plaisir indescriptible. On est alors exactement dans le rêve du théâtre, c’est du pur bonheur. En ce sens ma démarche est aussi une démarche égoïste. Je m’ennuierais si je faisais autre chose. J’ai entendu un jour un agriculteur à la retraite dire à la sortie du spectacle : «si ça s’était passé dans une salle de théâtre, je n’aurais rien compris». Cette phrase m’a énormément marquée par sa justesse : il y a trop de barrières entre ce public et le théâtre, financières notamment. Parfois, des gens sortent en disant : «ah, mais c’est un vrai métier alors!». En effet, il y a beaucoup de gens pour qui le théâtre est un loisir, pour qui ce n’est pas un travail sérieux. Nous voulons leur donner la preuve que c’est un vrai métier en nous installant dans leur village, en côtoyant leur vie. Nous cherchons à établir de nombreux points de contact avec le public. Princes et Princesses, le spectacle que nous avons monté pour les enfants, est un point de rencontre très important.


Quelle est l’origine de Princes et Princesses ?


C’est un spectacle tiré des histoires de Michel Ocelot qui a fait le célèbre dessin animé Kirikou. Il a aussi fait un magnifique film qui s’appelle Princes et Princesses, à partir d’un livre de contes qu’il a écrit et dessiné. Sur les six contes, nous en avons retenu trois, qui seront racontés par deux comédiens sourds et, derrière eux, deux comédiens entendants. C’est toujours l’histoire d’un garçon et d’une fille qui se rêvent en prince et en princesse à des époques différentes. Les comédiens sourds jouent et les comédiens entendants sont comme des conteurs, des narrateurs ; il y a une très grande synchronisation des signes et du texte. Petit à petit, les rôles se mélangent et s’inversent. C’est également un travail sur la narration et la langue des signes, sans oublier l’action. C’est un spectacle que j’adore. Je ne regarde jamais les spectacles que j’ai fait, mais là, je suis allé au moins quatre fois dans la salle pour en profiter.


Est-ce que l’on peut dire que Joyeux Anniversaire ressemble à Princes et Princesses ?


Oui, ce sont deux spectacles jumeaux. Les deux idées me sont venues ensemble. A chaque fois, on interroge un système de narration. Dans Joyeux Anniversaire, il y a le même système d’emboîtage entre narration et action.


Joyeux Anniversaire, qui conte l’histoire d’un anniversaire qui se déroule tout au long des trente dernières années, est aussi et peut-être avant tout un travail sur l’imbrication de la mémoire sociale et de la mémoire familiale. Le théâtre – au contraire du cinéma – l’avait-il un peu délaissé ?


Des metteurs en scène d’une autre génération, comme Georges Lavaudant, ont réfléchi à cette question. Moi, j’appartiens à la génération d’après, celle qui n’a pas fait mai 1968. Oui, j’ai souhaité parler de notre mémoire intime et commune, à travers une fête de famille ponctuée d’archives sonores. «Les gens dînent, ils ne font que dîner, et pendant ce temps s’échafaude leur destin» : c’est autour de cette phrase de Tchekhov que nous sommes partis pour parler du séisme des trente dernières années. Mais c’est dans le détail d’une chanson, la joie d’une danse ou l’humour d’une situation de famille que nous les cherchons. Ce qui importe également, c’est d’arrêter de se déverser sur le spectateur comme sur une poubelle en lui balançant la violence du monde à la figure. Je souhaiterais que les artistes fassent l’effort de faire quelque chose de cette violence. Sinon, tout le monde plonge dans le désespoir. À notre âge, il faut faire cet effort. Il est temps de ruminer ce qui nous est arrivé et de le transmettre, même si cela est parfois douloureux. Car l’être humain est précieux. Or, cette idée n’est plus un des principes de base de notre société. Je veux montrer qu’il ne s’agit pas de mettre à la poubelle quiconque est vieux ou malade, qu’il ne faut pas essayer de faire rentrer les gens dans des cases. Que signifie ce monde où il faut avoir vingt-cinq ans, être lisse et en pleine forme ? Moi, je n’en fais pas partie, je suis abîmée, fragile, et nous sommes une majorité à ne pas pouvoir faire partie du monde tel qu’il est configuré. Combien y a-t-il de personnes qui peuvent aujourd’hui prétendre vivre dans le monde tel qu’il se dessine aujourd’hui ? Pas beaucoup, je crois. C’est comme la répartition des richesses dans le monde. Il y a une minorité de gens qui détruisent la vie de la majorité, à tel point que cela devient comique. C’est comme au temps du communisme soviétique : ça ne marchait plus, mais on continuait à appliquer ce système. Aujourd’hui c’est pareil, rien ne marche, mais on continue à appliquer notre système libéral. Il est de notre devoir de porter un regard amusé et un peu guerrier sur cette situation. Cela dit, je ne suis pas là pour penser à la place des gens. Il faut, comme au cinéma, les laisser faire leur film. Il faut laisser la place à la rêverie et permettre le temps et la respiration de la pensée.


Avec Joyeux Anniversaire, peut-on parler d’un retour à un théâtre sans parole, à un retour à cet univers enfantin, notamment par la présence du monde animal en général, et de l’ours brun en particulier, figure à la fois étrange et familière ?


Je cherche à introduire un sentiment à la fois de décalage et de légèreté, comme dans un dessin de Sempé. Les costumes d’animaux apportent une douceur, une féerie, introduisent un détour par rapport à la réalité qui convient au projet d’entrer dans l’intimité de l’histoire sans effraction. Si je me laissais faire, je pourrais être plus agressive. Dans les années 1980, j’aurais pu me planter au milieu d’un chapiteau et sommer les spectateurs de me dire ce qu’ils faisaient lorsque mes amis mouraient du sida. Mais il y a trop de spectacles où le public se fait engueuler parce qu’il est blanc, parce qu’il n’est pas pauvre, etc. Je ne veux pas culpabiliser le public. Cela n’a aucun effet, cela ne mène à rien. Je peux le faire ailleurs, mais pas sous le chapiteau.


C’est à chaque spectateur de réinscrire sa propre histoire à travers celle que vous proposez, dites-vous. Mais, en même temps, il y a deux thèmes qui reviennent particulièrement : le sida et l’abandon des grandes idéologies…


On m’a menti en me faisant croire que les idéologies étaient mortes. Il a fallu beaucoup de temps avant que je comprenne que ce n’était pas du tout le cas, mais qu’une idéologie avait gagné. Je vis dans le monde du vainqueur, mais ce monde m’empêche de vivre. Cette idéologie est d’autant plus dangereuse qu’elle apparaît comme une évidence. Ça m’a vraiment choqué lorsque le baron Seillière nous a traités de voleurs. Je n’ai pas compris pourquoi il s’est énervé à ce point. C’est sa première erreur. On n’insulte pas les gens qu’on vient de mettre à terre. C’est comme avec les Etats-Unis face aux irakiens : on ne peut pas rajouter l’humiliation à la domination.


Ces deux spectacles vont être montés et présentés dans le village de Rasteau, dans la région d’Avignon. Comment abordez-vous cette nouvelle expérience ?


Le fait de pouvoir glisser d’un public résident à un public militant de théâtre, c’est idéal. Les premiers contacts se sont très bien passés. Le village choisi a une tradition vinicole et culturelle forte. Il y a beaucoup d’associations et une forte pratique de théâtre amateur, ce qui va nous permettre une collaboration artistique fructueuse. Toutes les conditions sont réunies pour qu’il y ait une rencontre entre eux et nous, ne serait-ce que parce que nous restons longtemps, c’est-à-dire un mois entier. Et puis, je dois avouer que je suis revenue de nombreux a priori et préjugés que j’avais sur le Sud. Je ne voulais plus y aller, notamment à cause de la bonne réception des thèses du Front national. Quand j’y suis retournée pour L’Homme des bois et Dom Juan, je me disais : «c’est bien pour le spectacle, mais pas pour moi». Et puis j’ai découvert un public formidable, très mélangé, et tous mes préjugés se sont effacés.

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