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Les Prétendants

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Jean-Pierre Vincent

: A propos des "Prétendants"

par Jean-Pierre Vincent

Un certain manque/un manque certain
C’est après sa mort prématurée que Jean-Luc Lagarce a connu la notoriété en tant que poète dramatique. C’est aussi le cas de Didier-Georges Gabily. Bernard-Marie Koltès avait connu au moins une renommée justifiée avant de subir le même sort expéditif. La disparition de ces trois-là, en peu d’années, tous trois âgés d’environ quarante ans, à l’heure de la maturité et d’un devenir universel, a créé un trou (peu aperçu) dans l’histoire de la dramaturgie de notre pays, de notre langue. Pour ceux qui viennent après eux, pas de bouclier, pas d’exemple ou de contre-exemple vivant, à l’abri duquel avancer leurs propres tentatives. Ils sont immédiatement en première ligne. Souhaitons leur longue vie…


Le nom de Jean-Luc Lagarce a d’abord été connu du public à travers ses derniers textes, récits dramatiques ou purement narratifs de son vécu de la maladie mortelle et du rapport au monde qu’elle a suscitée en lui et autour de lui. Malgré la pudeur élégante de Lagarce, c’est donc pour des raisons de brûlante actualité qu’il a intéressé (et grâce à de belles mises en scène).


Nous avons été captivés, quant à nous, par ce que j’appellerais les « textes de la maturité », du milieu des années 1980, textes qu’étrangement Lagarce n’a pas mis en scène lui-même : ces Prétendants que nous abordons aujourd’hui, et Derniers remords avant l’oubli que nous souhaitons réaliser dans les prochains temps. Sans doute sommes-nous sollicités, comme Lagarce, et depuis longtemps, par une sorte d’Histoire-Géographie socio-politique de notre Gaule moderne. Ces deux pièces peuvent s’y inscrire. Mais le travail de Lagarce, pas plus que le nôtre, ne saurait se réduire à cela.


Une étrange entreprise
C’est vers 1983-1984 que Lagarce s’est lancé dans cette aventure. Il voulait écrire un texte qui regarde la France contemporaine en face. L’affaire était périlleuse.
Beaucoup avaient renoncé d’avance, certains s’y étaient usé les dents. Son journal intime porte les marques de nombreuses et longues difficultés, d’abandons temporaires, d’affres diverses. Ainsi plusieurs années furent-elles nécessaires pour venir à bout de ce projet. Mais quel saisissant résultat !


Lagarce avait sous les yeux quotidiennement une France provinciale (Besançon pour ne pas la nommer) et le monde de la culture. C’est donc de ces deux données qu’il est parti. L’anecdote est, comme toujours chez lui, fort simple, mais ce n’est que l’anecdote. Nous assistons, un jour d’automne, à une sorte de cérémonie de passation de pouvoirs dans un établissement culturel. Pas un Conseil d’Administration, non, car justement les tractations politiques entre État et Municipalité ont mené à sa suppression (tour de passe-passe). Il y a là l’envoyé du Ministère, inspecteur fatigué, l’adjointe à la Culture bourrée d’énergie électorale, l’ancien et le nouveau directeur de l’établissement bien sûr, les cadres de la maison, les vieux membres dépassés du fameux Conseil d’Administration… Journée de dupes, de manœuvres, d’angoisses, de crises, autour d’un enjeu vital pour chacun mais dérisoire au regard de l’histoire du monde.


Certes, le fait qu’il s’agisse d’un vivarium culturel avec ses manies et ses travers, avec les personnages bien connus de sa commedia dell’arte, peut faire sourire les professionnels de la corporation… Mais, au fond, la situation est celle de toute entreprise de quelques salariés au moment où arrive un nouveau (et jeune) directeur, qui plus est flanqué d’un adjoint dont on ne sait quelle fonction (et donc la place de qui) il prendra…


Étrangement, presque tous et toutes sont accompagné(e)s de leurs conjoint(e)s. On découvrira peu à peu que tout cela est une affaire de famille. Mais surtout, ceci permet à Lagarce de tisser des petits malheurs privés qui viennent s’entrelacer avec les avanies publiques. C’est ainsi qu’il échappe brillamment au simple constat sociologique, à la simple description d’un état de fait collectif.


La tragi-comédie du langage
Dix-sept personnages sont en scène durant toute la pièce, ou presque : une société en petit, où chacun joue son destin à court terme. Comme tous les personnages de théâtre, et beaucoup de personnages sociaux, ils parlent pour vivre, survivre.
Mais dans le théâtre de Lagarce, le langage, ou plutôt la parole, occupe un espace très spécifique : comme une entité flottante à partir des êtres, autour d’eux, entre eux. Et la parole est le lieu de multiples catastrophes : d’où s’ensuivent des erreurs difficiles à rattraper, des démarches qui produisent un effet inattendu voire contraire, dénégations, antiphrases, mots et gestes manqués, lapsus révélateurs, tout un festival de non-relations dans la relation. C’est ainsi qu’on vit, souvent, c’est ce que Lagarce cherche, souvent, à nous dire de nous.


Ainsi, notre petite colonie va-t-elle osciller sans cesse entre le pitoyable, le touchant, voire le tragique, et le cocasse, le ridicule, voire le burlesque. On ne sait jamais trop s’il faut en rire ou en pleurer. En ce sens, je trouve la pièce assez « tchékhovienne » : une sorte de « Cerisaie » (on y voit une Maison changer de main, avec tous les petits malheurs que cela suscite alentour..), mais une « Cerisaie » traversée par un « Revizor»… Lagarce, on le sait, ne manquait pas de culture…


Monter « Les Prétendants »
C’est écouter chaque mot. Aucune de ces paroles, y compris la plus anodine en apparence, ne doit être minorisée. La partition ne comporte que des notes nécessaires. C’est bien une partition : double chœur à 17 voix. Pour les acteurs : une réplique en moyenne toutes les dix-sept répliques… Cela suppose un mode d’existence scénique très particulier. Cela suppose aussi une manière unique d’organiser les répétitions, de se concentrer, de construire le spectacle.


Pas d’a parte. Les murmures sont publics. Tout doit être entendu.
Il faut à la fois laisser la bride sur le cou aux acteurs et travailler avec eux une extraordinaire précision d’intentions. Pas de « démonstration » : humilité, émotions, bafouillements organisés au ras de l’humain. Modestie du jeu, même si l’on s’est fouillé la cervelle et la sensibilité pour y parvenir. Moments d’indescriptible désordre où tout devrait apparaître plus clair que dans une chose savamment ordonnée.
Être aussi justes et vrais que des acteurs AMATEURS, en employant d’autres moyens.


Des passages « aléatoires » comme dans la musique contemporaine, avec rendezvous au point d’orgue.


Scénographie
un présentoir à acteurs-personnages, pur, quasi abstrait, comme un lieu d’exposition où les personnages des tableaux, ou des photographies, se baladeraient en liberté confinée. Une machine à entrer et sortir tout simplement.
Il fallait éviter la description réaliste, même transposée, d’une architecture «culturelle», avec ses circulations obligées. Le récit de Lagarce ne se limite pas à une description véridique : la vérité est dans les cœurs, les mots, dans l’air qui flotte entre les personnages.


Les acteurs
Il fallait réunir dix-sept acteurs de tous âges et de tous poils. Passionnant assemblage. J’ai cherché à composer ce tableau vivant en rejoignant plusieurs de mes familles : Les « anciens » : Michèle Foucher, Alain Rimoux et Rémy Carpentier, du temps du TNS et encore bien avant.
Les « récents » : Valérie Blanchon, Flore Lefebvre des Noëttes, Éric Frey, Pierre Gondard, Philippe Crubézy, Olivier Angèle, rencontrés assidûment durant les dernières années de Nanterre (depuis Karl Marx Théâtre Inédit jusqu’à Lorenzaccio, en passant par Le Jeu de l’amour et du hasard, Homme pour homme et Tartuffe).
Les « petits » : Nadège Taravellier, Alexandre Le Nours et Xuan Dao, frais émoulus de l’ERAC et du Pancomedia de Botho Strauss.
Les « nouveaux » : pour certains de vieux amis, mais avec qui je n’avais jamais jamais navigué. Et l’occasion s’est offerte : Anne Benoit et Guillaume Lévêque (de la famille Françon..), Lucien Marchal (qui accueillit autrefois Les Prétendants, montés par François Rancillac avec des amateurs, dans son « Théâtre en Actes »), Jean-Charles Dumay (de la famille Fisbach..), et… Charlotte Maury-Sentier, pour la bonne bouche.
Magnifique kaléïdoscope humain à l’orée des répétitions. Unis par les liens secrets de toute une histoire de travail théâtral, unis dans l’amour de la pièce. Se découvrant et se re-découvrant par le filtre magique de feu Jean-Luc Lagarce, qui peut-être va revivre avec nous.


Jean-Pierre Vincent
23 novembre 2002

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