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Les Guerriers

+ d'infos sur le texte de Philippe Minyana
mise en scène Philippe Sireuil

: Les Guerriers, un caillou qui saigne : Notes de Philippe Sireuil

par Isabelle Dumont

Dramaturgie et mise en scène
Les Guerriers de Philippe Minyana est le deuxième spectacle, que je crée au Théâtre de l'Ancre et il est né en quelque sorte du premier que j'y ai réalisé - J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce. Minyana et Lagarce lui, malheureusement décédé il y a quatre ans - sont des écrivains majeurs aujourd'hui en France. Ce qui me requiert dans l'écriture de l'un comme de l'autre, même si elles sont fondamentalement différentes, c'est qu'elles prennent le théâtre comme un lieu où l'on doit d'inventer une langue. Dans cette pièce-ci ( Minyana a écrit depuis des textes sensiblement différents ), il s'agit d'une écriture de la pléthore, qui malaxe la langue dans toutes ses composantes; c'est aussi une écriture violente, du fait de ce qu'elle décrit; plus que le sujet même, c'est avant tout cela qui m'a mené vers Les Guerriers, dans la foulée de J'étais dans ma maison,..



Le choix d'une langue
Mes choix de pièces témoignent tous de la même impérative nécessité : que le théâtre parle de la réalité, fût-elle d'hier ou d'aujourd'hui, à travers une transcription poétique de ce réel. J'ai plus tendance à faire confiance à des textes qui affirment une forte identité langagière, qui cherchent à dépasser le cadre du dialogue de film - ou dans le pire des cas, du téléfilm! - et qui s'inventent un univers. De Racine à Koltès, il y a une constante dans la littérature dramatique française, celle d'un travail sur la langue. Voilà pourquoi je m'intéresse à ce qui s'écrit outre-Quiévrain. Et aujourd'hui il n'y a pas que Koltès, d'autres écrivains méritent d'être portés à la scène, que le succès de Koltès a involontairement occultés.
Antoine Vitez disait que le théâtre se devait d'être un espace de résistance, notamment dans ses défense et illustration de la mise en scène et de la langue. Dans une société qui fait de plus en plus la part belle à l'image, télévisuelle et aujourd'hui virtuelle, où nous sommes gavés jusqu'au dégoût de la culture clip, il est important que le théâtre puisse proposer au public une autre façon d'appréhender le réel, de revivifier une langue qui s'appauvrit.



L'impossible survie Ceci dit, le thème des Guerriers m'intéresse aussi. Le théâtre parle beaucoup de la guerre, que ce soit chez Shakespeare, Brecht ou Bond, mais parier de la guerre de cette façon-là me paraît singulier. Je crois d'ailleurs que ce n'est pas une pièce sur la guerre. En la lisant, en la travaillant nous sommes déjà riches de deux semaines de répétitions qui ont eu lieu en juin - nous constatons que la pièce parle plus de la douleur de la guerre, de la violence qu'elle fait subir aux corps, aux âmes et aux coeurs, que de la guerre elle-même.



Qu'est-ce que la pièce? Un rendez-vous, La seule didascalie - qui figure au début - renseigne que cela se passe juste après la guerre. On se trouve dans un espace de parole, où deux hommes vont rencontrer une femme. Un troisième surgira, plus tard. Ces trois infirmes cherchent à s'approprier le passé douloureux de leur rencontre avec cette femme, et ce présent qui ne fait que leur échapper. Le sexe a une grande importance dans ce qui se raconte. Minyana ne nous épargne rien de son obscénité, mais la sexualité est une manière de dire "je" quand on est réduit à l'état d'animalité, de chair à canon. Car Les Guerriers racontent l'impossible suture que provoque dans le corps et dans le cœur des gens ce qu'on appelle la guerre. Plus encore, l'impossibilité de survivre à la guerre. Une grande part de soi meurt dans une telle horreur. Voilà pourquoi ces, hommes s'entre-tuent, Pour Taupin, il s'agit presque d'un suicide salvateur. Mieux vaut disparaître à jamais que de porter dans son existence les traces de l'innommable. Le texte de Minyana est un magnifique antidote à l'esprit guerrier, même si la pièce elle-même n'a aucun point de vue moral sur la question.



Douleur et vitalité, violence et beauté
Les quatre protagonistes sont déjà définis par le nom qu'ils portent, un nom emblématique qui n'est pas sans humour : Taupin, c'est la taupe qui creuse, Wolf, c'est le loup affamé d'amour, Noël, c'est le "cadeau"... Et Constance, c'est celle qui attend, qui reste elle-même d'un homme à l'autre et qui est là pour tous, c'est celle qui survit parce qu'elle est porteuse de vie même malgré elle, parce qu'elle est figure de liberté aussi, fille de la République chantant La Marseillaise à la fin, debout sur les charniers... Comme dans tout grand texte, plusieurs interprétations jouent en même temps. Et plusieurs tonalités : ce texte fonctionne comme une partition musicale. Il faut y alterner les couleurs, les registres, les rythmes de la parole.
Minyana ose parler de quelque chose de difficile, l'horreur de la mutilation. Il le fait dans une langue à la fois concrète et poétique, sans aucune complaisance ni atténuation de la pestilence, de la brutalité sexuelle et guerrière mais sans aucune rhétorique du pathos ou de la monstration nauséeuse, avec au contraire une santé, une vitalité magnifique, et même une drôlerie dans ses moments les plus inouïs. Quand on rencontre l'auteur, on retrouve exactement cela : la vie. Le point de départ de la pièce est d'ailleurs un fait intime, de douleur et de tendresse, que Philippe Minyana a raconté(*), et il a écrit ce texte à l'intention d'un vivant, en l'occurrence Jany Gastaldi, actrice" vitézienne" par excellence.
Tant qu 'on n'a pas rencontré l'horreur de la guerre, mais aussi, paradoxalement, sa beauté" on ne peut pas comprendre cette vitalité, je crois. Quand Taupin compare la boue des tranchées au glacis d'un gâteau au moka, ce n'est pas un fait d'auteur... Un livre m'a beaucoup éclairé là-dessus : dans l'Air de la guerre, Jean Haztfeld, correspondant de guerre pour le quotidien Libération, décrit ce qui est exaltant, esthétique dans la guerre, ne fût-ce que dans les rapports des êtres humains entre eux. En préambule aux répétitions, j'ai aussi montré aux comédiens un documentaire qu'on avait pu voir à la RTBF, Le Glaive brisé : il s'agit d'interviews d'hommes et de femmes qui ont connu 14-18, qui avaient entre 15 et 20 ans à l'époque.


Certains d'entre eux portent encore les stigmates de cette monstruosité des tranchées, mais les entretiens pleins de douleur contenue sont aussi pleins de rires, et l'on s'aperçoit que ce que ces gens racontent pourrait être de la fiction si on ne savait pas qu'ils ont traversé cela.
En Europe occidentale, nous appartenons à une génération qui a été préservée de la guerre, je ne sais donc pas exactement ce que c'est, mais l'outrance, la violence presque bouffonnes dans lesquelles Minyana place ses personnages renvoie à ce qu'on trouve dans ce livre de Haztfeid ou dans ce documentaire; j'ai donc le sentiment que c'est juste.


(*) je compte retranscrire ce texte de Minyana dans le cahier, je n'ai donc pas repris l'évocation que tu en faisais.



Parler c'est exister. Parler c'est jouer
Dans ce texte, ca Parle par flots, par longs monologues, avec des interruptions brutales : les entrées des uns et des autres et les scènes de connexion sont faites très brèves répliques, puis le flot repart. Le texte est d'ailleurs écrit sans aucune ponctuation; on est au coeur de la matière langagière, et cela non seulement par souci d'inventer une forme mais aussi parce qu'il y a de tels trous dans la tête de ces êtres, de telles difficultés pour eux à réordonner leurs idées - la chronologie des événements est tout le temps faussée - qu'il leur est impossible d'énoncer clairement les choses. Mais il y a une nécessité de parler, de se frayer un passage à travers la douleur de la mémoire, de s'accrocher à elle aussi comme à un Eden disparu. D'où une grande poésie aussi, qui m'est apparue pleinement quand j'ai entendu le texte à travers la bouche et le corps des acteurs. De telles écritures posent tout de suite la question de la théâtralité, elles en jouent jusqu'à la mettre en péril. C'est ce qui m'intéresse : je suis tout à fait incapable de mettre en scène un texte si je sais comment je vais le faire. J'ai besoin d'une tension vers l'inconnu. Répéter, c'est apprendre à connaître l'autre qui est l'acteur mais qui est aussi le texte. Au théâtre comme dans la vie, je me méfie de plus en plus du discours "sur", des avant-propos préalables. Le théâtre s'invente dans le temps de la répétition. Il s'organise et se pense ailleurs, mais il s'invente là.
Les Guerriers, où l'anecdote se réduit à presque rien, est un caillou qui saigne. Comment représenter ça sur un plateau de théâtre? Je l'ignore encore, mais Minyana a dû aller voir du côté des conteurs pour l'écrire. L'enjeu des premières répétitions était que l'acteur se libère de ses réflexes conditionnés pour devenir conteur -. ne pas se laisser imbiber par l'émotion, par le jugement qui pourrait naître à la lecture du texte, ne pas l'interpréter comme s'il avait une ponctuation définie. Ce n'est pas une pièce qui fonctionne au sens, mais au son, au choc L'oeuvre est compacte, dense, comme un coup de poing. Elle doit prendre à la gorge avec brutalité et rapidité. Jouer cela, c'est évidemment refuser l'identification psychologique, le naturalisme, c'est se confronter à la langue, se réinventer le monde, avec elle, accepter que l'acte de dire le mot, c'est l'acte de jouer. La juxtaposition des mots qui produit le sens et non le sens qui réordonne la structuration des mots.
Il y a un danger au théâtre : c'est la maladie de l'interprétation. Comme le dit Goethe : "Rien ne sert de faire, il faut être". Appliqué au jeu de l'acteur, c'est une assez belle définition de ce qu'on peut en attendre. J'appartiens à une génération qui a trop fabriqué du théâtre à partir du sens. Je ne renie pas la polysémie du texte mais en même temps je pense que le théâtre c'est un acteur, un grain de voix, une façon de dire, et une manière de s'emparer de la langue.
Aujourd'hui, concurrement à l'expansion de l'image, un certain type de public, de plus en plus nombreux me semble-t-il, retrouve du goût pour les lectures, les petits comités, le plaisir de l'écoute...Ce n'est pas un hasard. Ce retour au texte me paraît un juste recentrage. Si le théâtre n'était que ça finalement, un lieu où des gens viennent écouter des langues qui sont pourtant écrites dans la leur mais qu'ils ne comprennent plus tout à fait... Et ils s'aperçoivent que la langue est un outil magnifique, non pas tellement de communication mais de révélation et de beauté.



Nécessaire hétérogénéité
Les porte-paroles de ce texte sont deux acteurs vivant en Belgique et deux acteurs vivant en Suisse romande - il s'agit d'une coproduction entre des théâtres de ces deux pays. Je connaissais les acteurs suisses, j'avais déjà travaillé avec l'un d'entre eux, Nicolas Rossier, dans Commerce gourmand de Jean-Marie Piemme. l'autre, Roland Vouilloz, je l'avais suivi dès la fin de ses études à Genève. Quant aux Belges, je connaissais très bien Alexandre Trocki qui a joué dans la plupart de mes derniers spectacles, mais pas du tout Laurence Vielle, que j'avais vue jouer deux fois. Etablir la distribution d'un spectacle, c'est déjà l'inventer à 70%. Je reviens encore une fois à Vitez qui dit : "Dans tout spectacle il faut qu'un élément hétérogène intervienne parce que la vie est hétérogène." C'est ce que je pratique systématiquement dans la distribution de mes derniers spectacles. Je ne vis pas le théâtre comme une affaire de famille, encore moins de clan. J'invite donc à la fois des frères, des cousins à travailler avec moi, mais aussi des gens assez éloignés de l'esthétique de plateau qui est la mienne, afin que le cercle que nous formons puisse se réinventer un autre centre. Le choix que j'ai fait de Laurence Vielle s'explique par cela, et aussi par la manière très "minyannienne" dont Laurence active la parole sur une scène / dans le jeu, évitant le rapport au pathétique tout en sachant donner de la densité aux mots.



Philippe Sireuil
Propos recueillis par Isabelle Dumont, le 28 septembre

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