: Notes de mise en scène
Pour la saison 2012/2013, j’ai le projet de mettre en scène la pièce Les Arrangements de Pauline Sales.
C’est une pièce d’une épaisseur rare qui nous fait vivre des métamorphoses tout
à fait surprenantes. En creux se dessine l’ombre de la Shoah. Dans le off, en
coulisse, plane la vieillesse et la mort. Et sur scène nous assistons au
foisonnement d’un terrible soap familial. Quand on a l’impression d’avoir
compris cela, on est pris dans un maelstrom violent qui nous conduit vers un
désordre inquiétant et dangereux. Quel désordre ? Désordre affectif, familial,
matrimonial, idéologique, générationnel ? Qu’est-ce au juste, une génération ?
Est-ce que le terme «génération» a encore un sens dans un monde où l’on peut
devenir père à vingt ans comme à soixante ans ? Qu’est-ce qui se transmet de
génération à génération, de père ou mère à l’enfant, ou de grand-père à petit
enfant ? Est-ce qu’on peut naître en étant foutu à jamais ? Il faut le
reconnaître : tout en nous faisant rire, cette pièce produit un désarroi
effrayant.
Cela tient beaucoup à son rythme. On sent tous les ingrédients s’imbriquer de
façon à créer une lente mais inexorable montée vers le dérèglement de tous les
liens familiaux et affectifs, vers la perte de contrôle totale des apparences sociales,
vers l’effondrement de toutes les fictions individuelles et des projections dans
l’avenir. En cela elle a quelque chose de sauvage, de cannibale, voire d’omnivore.
Les existences s’y consument comme dans le feu que nous ne voyons jamais, mais
qui frappe par deux incendies pour détruire les foyers des personnes que nous
avons devant nous.
Le vieil écrivain célèbre, véritable star du monde littéraire, qui agonise à l’étage -
et dont la mort annoncée pèse sur les événements tout au long de la pièce -, reste
à l’ombre, patriarche invisible et fantomatique de toute une tribu d’existences
biaisées. La vie de toute une progéniture avec ses conjoints respectifs se décline en
une ronde d’échecs, de tentatives d’y échapper, et au fur et à mesure que la pièce
oeuvre à la destruction des façades intimes, nous voyons l’amoncellement de
débris d’identités perdues prendre de la hauteur, comme un tas bien solidement
arrangé qui témoigne d’un retournement de valeurs fracassant, laissant place à
un pragmatisme brutal et mercantile qui est un miroir bien actuel de notre
société. On dirait que ce déclin d’une maison et d’une famille est à des moments
traversé par l’ombre de «La Cerisaie», on pense au vieux temps révolu et le
commencement d’une ère nouvelle marqué par la vente de la cerisaie et
l’abattement des cerisiers.
Ici, c’est l’intrusion d’une personne d’une santé écrasante, insatiable, dont
l’ambition sociale est à la mesure de la voracité sexuelle, et dont le mimétisme
intellectuel est à la hauteur de son instinct animal, qui change la donne.
La pièce de Pauline Sales puise dans tous les registres de ce que nous
connaissons universellement et collectivement, même inconsciemment, comme
cette machine infernale broyeuse d’existences vulnérables, fragiles, abîmées
qu’est la famille. Famille génératrice de traumatismes, de culpabilités, de maux
qu’on hérite, de richesses qu’on hérite ou dont on est déshérité, famille
réservoir infini de raisons de rater sa vie. Pauline Sales noue une intrigue d’une
polyphonie complexe dont les germes se laissent deviner en Pologne au
moment de la libération des camps et qui trace les malheurs du présent
jusqu’aux égarements charnels les plus frustes, et tout cela dans une
dramaturgie grinçante, au verbe pointu, aux couleurs d’une comédie bien
noire, désabusée à souhait et paradoxalement non dépourvue de tendresse.
Lukas Hemleb
mai 2011
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.