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Le Naufragé

+ d'infos sur le texte de Thomas Bernhard traduit par Bernard Kreiss
mise en scène Valérie Aubert

: Présentation

A l’occasion d’une master class de piano dirigée par Horowitz, trois jeunes gens, à l’aube de leurs carrières, se lient d’amitié : Wertheimer, le narrateur et Glenn Gould, le célèbre pianiste canadien. Cette rencontre avec celui qui n’est pas encore la star internationale du piano mais qui en est déjà un génie absolu va profondément bouleverser l’existence des deux jeunes hommes. Tandis que le narrateur abandonne l’art musical, Wertheimer choisit de s'adonner absolument à l'art d'échouer dans lequel il a toutes les chances d'être le meilleur, de devenir « le naufragé ».
Ce monologue, construit musicalement comme une suite de variations à la manière de Bach, livre, avec un humour typiquement bernhardien, une géniale réflexion sur les ressorts cachés qui régissent les relations entre les êtres, sur les enjeux profonds de la vocation artistique et sa quête d’absolu.




Le Naufragé de Thomas Bernhard : variations autour d’une énigme


L’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est le plus apte à l’imitation. Aristote, Poétique.


Wertheimer était un infatigable imitateur, il imitait tout ce qu'il croyait être mieux placé que lui. Thomas Bernhard, Le Naufragé.



Le Naufragé : Une grille de mots croisés.


Thomas Bernhard a publié Le Naufragé en 1983, soit six ans avant sa mort qui survint le 12 février 1989. Il s’agit donc d’une de ses dernières œuvres où son génie littéraire arrivé à maturité s’épanouit et nous donne à entendre un extraordinaire monologue sur sa vision de la condition humaine, sur la grandeur et la misère de l’homme, dans une langue aussi savamment travaillée qu’une partition de Jean-Sébastien Bach que Bernhard, dans ce texte profondément musical, choisit délibérément comme modèle esthétique. En effet, ce monologue-fleuve se présente d’abord sous la forme de variations qui jaillissent d’une manière organique d’un seul thème – le suicide – à l’image de la musique de Bach qui, à partir de quelques mesures, parvient à composer une œuvre entière, ou comme, plus près de nous, Arnold Schoenberg qui imita le Maître de Leipzig et qui affirmait que l’art de ce dernier consistait « à tout créer à partir d’une seule chose ». De même, Le Naufragé est une tragédie dont l’issue funeste nous est exposée d’emblée : au terme de son effondrement qui fut déclenché par l’écoute inopinée des Variations Goldberg de Bach interprétées par Glenn Gould, Wertheimer, alias le « naufragé », se suicide. C’est ce fait tragique et irréductible qui va servir de thème de base à Bernhard pour composer ses « variations wertheimériennes ». Celles-ci doivent lui permettre de comprendre ce « suicide mûrement réfléchi » qui n’est « nullement un acte spontané de désespoir ».


Aussi, le style musical, inspiré par l’art de la fugue et du contrepoint et si caractéristique de l’écriture bernhardienne, ne saurait être ici réduit à un pur artifice formel : il vise à permettre à l’auteur de ce monologue inflexible de faire la vérité sur ce « naufrage ». Dans les Entretiens avec Krista Fleischmann, Thomas Bernhard nous livre tout à la fin et sur le ton apparent de la plaisanterie – mais il nous avertit ailleurs dans ces Entretiens que « ça ne veut pas dire que je n’aie pas aussi écrit des phrases sérieuses, de temps à autre, pour faire tenir ensemble les phrases comiques »… – une clef qui nous paraît essentielle, pour pouvoir décrypter son œuvre, en général, et Le Naufragé, en particulier : « Un livre doit être comme une grille de mots croisés. Et puis arrive la solution de l’énigme ». La tragédie du Naufragé dont nous avons choisi de proposer une adaptation théâtrale se présente, de fait, comme une enquête, une investigation, et n’échappe donc pas à cette conception qu’a Thomas Bernhard de ses œuvres : elles ne sont pas écrites pour être contemplées passivement, comme de purs produits de l’art pour l’art, mais pour procurer du sens, pour éclaircir un mystère ; la référence permanente aux Variations Goldberg de Bach par Glenn Gould n’est pas dans Le Naufragé fortuite, mais un véritable choix de Bernhard qui était un fin connaisseur de la musique et un mélomane averti – il étudia le violon durant sa jeunesse et suivit à l’Académie musicale de Vienne et au Mozarteum de Salzbourg des cours de musicologie – et qui, en empruntant à la musique l’art de la variation et du contrepoint, tend à retrouver au moyen de ceux-ci un sens caché, perdu : celui du suicide et du destin du Naufragé. Thomas Bernhard prend un mystère obscur et redoutable : « un suicide mûrement réfléchi, nullement un acte spontané de désespoir » – et, en créant des variations à partir de celui-ci, le transforme en énigme. Or il n’y a pas d’énigme, si compliquée soit-elle, qui ne soit finalement résolue.


Essayons donc de voir comment Thomas Bernhard résout cette énigme, de quelle façon il démêle l’écheveau du suicide de Wertheimer, quelles hypothèses il pose par la voix du narrateur et comment il démonte les ressorts cachés de cette tragédie. La mise en valeur de ces éléments d’interprétation littéraire nous permettra d’avoir en notre possession un fil d’Ariane dramaturgique capable de nous faire trouver notre route théâtrale dans le labyrinthe mortifère où Bernhard part à la rencontre de ses personnages. Nous serons alors en mesure de mettre en scène et d’accéder à la vérité du Naufragé, à celle du trio que Thomas Bernhard a créé, mais aussi, à travers ces personnages fictifs, à la sienne et à la nôtre.


La fugue


La fugue est une forme de composition musicale issue du contrepoint née au 16e siècle qui atteint son apogée avec Bach lequel lui donne son plein épanouissement. Elle consiste à faire entendre des voix successives alternant entre elles ; en d’autres termes plusieurs parties la composent : la première ou l’exposition, la deuxième ou le sujet, la troisième ou le contresujet ou encore l’imitation et, enfin, la conclusion. Le but visé étant, par l’ampleur du développement de chaque partie, de créer une polyphonie la plus singulière et la plus riche possible.
Thomas Bernhard, lors de ses études de musicologie, s’est nourri de cet enseignement théorique basique du contrepoint, fondement de la musique occidentale. Et, une fois engagé dans une autre voie, celle de la littérature philosophique, il en a fait un usage tout à fait original en transposant ces lois structurelles dans le domaine des mots et de la psychologie humaine. « Mon perpétuel discours sur des sujets musicologiques est bien, en fait, une sorte de logorrhée musicologique. Chacun a sa propre logorrhée, sa logorrhée absolument originale, et la mienne est musicologique. » C’est là un des points culminants de l’invention formelle et stylistique de Thomas Bernhard.


Essayons de dégager la structure fuguée du Naufragé :

  • L’exposition : trois jeunes gens se rendent à une master class de piano à Salzbourg, dirigée par un musicien hors pair, Horowitz.
  • Le sujet : Glenn Gould, jeune, se révèle être déjà un interprète au génie inégalable.
  • Le contre sujet : le Narrateur, face à une telle perfection musicale préfère renoncer plutôt qu’être en deçà du « point culminant » atteint par Glenn Gould.
  • L’imitation : Wertheimer, troisième protagoniste de cette lutte pour être le premier est d’emblée « anéanti » par Glenn Gould mais il hésite longuement avant de choisir de renoncer.
  • La conclusion : le suicide de Wertheimer, aboutissement logique de la spirale d’échecs dans laquelle celui-ci s’est engagé.

Cette structure organique de la fugue, sujet, contresujet, imitation, conclusion, appliquée à la littérature est véritablement une proposition magistrale de Thomas Bernhard. Car non seulement il met en valeur des processus psychologiques humains profonds, comme nous allons le voir ci-après, mais en outre, par cette succession des différentes voix – Glenn Gould, le Narrateur et Wertheimer –, et des variations composées avec celles-ci, il crée une logorrhée absolument singulière, investigatrice, implacable, parfois franchement cocasse à force d’insistance et d’exagérations – « Tout est exagéré, mais sans exagération, on ne peut rien dire du tout, parce que dès que vous élevez simplement la voix, c’est déjà en fait une exagération. Quand on dit quoi que ce soit, c’est déjà une exagération. » (Entretiens avec Krista Fleischmann). Il n’y a pas d’évènement qui intervient dans le monologue du Naufragé hors cette parole, hors cette profération qui constitue l’action principale de ce monologue-fleuve. Le Naufragé se présente ainsi comme une véritable partition de mots, l’acteur en charge de les dire se retrouvant dans une situation identique à celle d’un interprète de piano face à une fugue.


Une écriture symboliste.


Cette forme théâtrale où l’on abandonne l’intrigue au profit de la voix, où la profération du texte devient action dramatique par excellence renoue avec les investigations poursuivies par les symbolistes autour de Lugné-Poe et leur Théâtre d’Art au début du 20ème siècle : leur recherche esthétique et poétique autour du monologue intérieur était exclusivement fondée sur la voix de l’acteur, « comme si toute mon âme était en substance un texte à dire, à réciter… » dit Thomas Bernhard. A l’instar des symbolistes, l’auteur autrichien a donc composé une véritable prosopopée au moyen de laquelle il fait parler et agir les absents et les morts.
Cependant cette logorrhée extraordinairement musicale n’a pas seulement une visée formelle, aussi ingénieuse et inventive soit-elle, elle est porteuse avant tout d’une authentique maïeutique. En effet, au moyen de cette langue fuguée, Thomas Bernhard nous entraîne dans une véritable investigation philosophique et par le questionnement du narrateur – pourquoi deux jeunes gens, a priori passionnés par l’art pianistique, doués dans leur pratique, riches d’un long et studieux apprentissage dans les meilleures écoles et appelés à une prometteuse carrière de virtuoses, renoncent-ils, après avoir rencontré Glenn Gould, au piano ? – l’auteur autrichien accouche nos esprits en les poussant à découvrir les fondements de la vocation artistique et à reconnaître l’inaliénabilité de la personne humaine : « Il n’est pas besoin d’être un génie pour être unique et pour le reconnaître. »
Grâce à cette méditation hautement musicale sur l’art, Thomas Bernhard démontre que la course à la virtuosité qui sévit dans les grandes écoles de musique est plus empreinte d’esprit de violence que de recherche artistique véritable : « La fréquentation du cours d'Horowitz avait été mortelle pour moi comme pour Wertheimer tandis que Glenn y avait affirmé son génie. En ce qui concerne la virtuosité pianistique et la musique en général, ce n'était pas Horowitz mais Glenn qui nous avait tués, Wertheimer et moi. » De jeunes êtres aussi volontaires, brillants et talentueux soient-ils au départ, risquent, une fois jetés au contact abrupt avec la tyrannique nécessité de réussir à tout prix en écrasant les autres, d’être irrémédiablement brisés non seulement artistiquement mais également humainement. La création est ainsi constamment guettée par la tentation de dégénérer en machine de guerre contre l’esprit en reniant ainsi sa vocation originelle qui est de procurer paix et remède aux maux de l’âme et de l’angoisse existentielle : « Alors que les Variations Goldberg ont été composées dans le seul but de rendre l'insomnie supportable à quelqu'un qui souffrit sa vie durant d'insomnie, elles ont tué Wertheimer. Elles avaient été composées, à l'origine, pour la sérénité du cœur, et près de deux cent cinquante ans après, elles ont tué un homme au désespoir, à savoir Wertheimer. » Ce n’est pas un hasard bien entendu, si Thomas Bernhard choisit Glenn Gould, et non pas un autre virtuose célèbre, comme protagoniste de cette fable philosophique. En effet, le fameux pianiste canadien résolut dès trente ans de ne plus se produire en public afin de ne plus donner en pâture sa virtuosité pianistique au public de concert affamé de performance et qu’il comparait volontiers à celui des arènes. « Il s'acheta la maison dans le bois et s'installa dans cette maison et se perfectionna. Et il resta dans la maison en Amérique, avec Bach, jusqu'à sa mort. »


Thomas Bernhard s’érige ainsi implacablement, dans Le Naufragé comme dans ses autres œuvres, contre une réification de l’art, contre son institutionnalisation et son instrumentalisation à des fins souvent mercantiles et, bien plus sournoisement encore, au service d’une volonté de puissance. Mais face aux mensonges de l’édifice social, confortés par les grands principes éducatifs prônés par cette même société, Thomas Bernhard, en dépit du suicide, de la souffrance et du désespoir engendrés par cette imposture généralisée, pareille à un cancer, ne capitule pas. En véritable humaniste, à la manière d’un Montaigne qui fut un de ses auteurs de prédilection, il ne se laisse pas terrasser par le mensonge protéiforme et il accepte de répondre à la question posée par Ozu dans un magnifique film : Où sont passés nos rêves de jeunesse ? Il mesure combien les rêves du Naufragé étaient en fait des illusions, « des avortons de rêves, des rêves nains » comme dirait Bernanos, et que la solution n’est ni dans le renoncement, ni dans la fuite, mais de faire des rêves encore plus grands, comme Thomas Bernhard l’affirme merveilleusement dans Maîtres anciens :


« Nous devons nous persuader que l’art sublime existe, sans quoi nous désespérons. Même si nous savons que tout art finit dans la maladresse et dans le ridicule et dans les poubelles de l’histoire, comme d’ailleurs tout le reste, nous devons, avec une assurance parfaite, croire au grand art et à l’art sublime. »

Glenn Gould : le modèle obstacle


Au départ, il y a donc trois jeunes hommes, le narrateur, Wertheimer et Glenn Gould qui perfectionnent leur jeu pianistique auprès d’Horowitz : « Pendant deux mois et demi la pluie ne cessa de tomber, nous nous étions enfermés dans nos chambres à Leopoldskron et nous travaillions jour et nuit. » Les trois condisciples du cours d’Horowitz éprouvent la même ambition immense : « en premier lieu le désir de devenir célèbre, et ce de la manière la plus simple et le plus vite possible, une grande école de musique étant naturellement le tremplin idéal pour atteindre ce but, ainsi avions-nous pensé tous trois, Glenn, Wertheimer et moi. » Les grandes écoles de musique constituent un milieu où la fièvre de la concurrence et les affres de la réussite sévissent avec une particulière intensité, où les vocations dépendent le plus directement du jugement d’autrui sous sa forme la plus brutale et la plus aléatoire, où chacun s’efforce de prouver sa supériorité ; mais à Leopoldskron, Glenn Gould s’impose d’emblée, l’élève s’avérant supérieur au maître – « Il était clair que Glenn était déjà meilleur pianiste qu’Horowitz lui-même » – et devient pour le narrateur et pour Wertheimer « le plus important pianiste virtuose au monde » ainsi qu’un modèle incontournable : « l’insomnie (de Glenn Gould !) était devenue notre état déterminant ». Ce modèle est profondément admiré, voire vénéré : « Il m’était apparu clairement au premier moment de mon tête-à-tête avec Glenn au Mönschberg qu’il s’agissait de l’homme le plus extraordinaire que j’eusse jamais rencontré ».


Cependant ce modèle révéré se métamorphose très vite en obstacle et en rival invincibles : « J’aurais dû pouvoir jouer mieux que Glenn mais ce n’était pas possible, c’était exclu. » Glenn Gould est merveilleusement équipé – « il était clair d’emblée qu’il avait du génie. »– pour contrecarrer continuellement toute velléité de ses condisciples de le dépasser. Nous rencontrons alors dans Le Naufragé le paradoxe mimétique que René Girard a mis en valeur dans sa théorie anthropologique et psychologique : celui du modèle qui attire en tant qu’il fait obstacle et qui fait obstacle en tant qu’il attire. Glenn Gould paraît vivre dans une autosuffisance bienheureuse : « Il ne cessait de reprendre les gens qui le croyaient malheureux, affirmant qu’il était, bien au contraire, le plus heureux, le plus chanceux ». Il donne l’impression qu’il n’y a pas d’obstacle pour lui, qu’il ne manque jamais de rien. Il semble incarner une « totalité » qui n’a besoin de rien ni de personne : « Parmi les pianistes virtuoses célèbres, il était le seul à exécrer son public, le seul aussi à être effectivement et définitivement retiré loin de ce public exécré. Il n’en avait pas besoin. Il s’acheta la maison dans le bois et s’installa dans cette maison et se perfectionna. Et il resta dans la maison en Amérique » où il devint « le meilleur et le plus important de tous les interprètes au piano. »


Il existe comme une « clôture métaphysique » entre lui et les autres. Aussi, tandis que Glenn Gould paraît vivre dans un état ineffable d’inaccessibilité grâce à son génie pianistique qui en fait « la merveille des merveilles du piano, pour ainsi dire », Wertheimer en vient très vite à s’attribuer une insuffisance radicale et comme ontologique : « Je n’avais rien à prouver, juste tout à perdre » dit-il. Wertheimer souffre d’une alternance psychotique du tout ou rien : « Comme c’était le point culminant qui m’intéressait en toute chose, j’étais obligé de me séparer de mon instrument car sur cet instrument, comme je venais brusquement de m’en apercevoir, je n’atteindrai assurément pas le point culminant. »


Wertheimer rêve de pouvoir accéder à la sphère bienheureuse où Glenn Gould demeure et qui le place au-dessus de tout dans une autonomie quasi sacrée. Mais en se mettant à la remorque du génie canadien et, en se vouant à son imitation, Wertheimer ne cesse de s’appauvrir, de faire naufrage : au lieu de devenir le génial virtuose qu’il aspire à égaler, il n’arrive qu’à être sa pâle et impuissante copie. Cette relation déséquilibrée obéit à une logique de l’exaspération et de l’aggravation : plus Wertheimer éprouve la plénitude de Glenn Gould, plus il mesure son propre vide à lui.


Wertheimer : le sombreur


Wertheimer est littéralement happé dans une spirale où chaque effort qu’il déploie pour en sortir ne fait qu’accentuer son engloutissement : il est le naufragé, le sombreur ; en allemand, der Untergeher, étymologiquement : celui qui va en dessous. Sa psychologie souterraine ressemble à celle du personnage auquel Dostoïevski donne la parole dans Les notes dans un sous-sol ; comme ce dernier qui nourrit à l’égard de ses rivaux une vénération mêlée de haine en passant de façon constante et sans solution de continuité d’un sentiment à l’autre, Wertheimer et le narrateur sont fascinés de façon ambivalente par Glenn Gould : « Probablement Wertheimer haïssait Glenn, probablement me haïssait-il moi aussi. Et je n’étais même pas exempt de haine envers Glenn, je haïssais Glenn à tout moment, en même temps que je l’aimais avec la plus extrême conséquence. » L’insuffisance « ontologique » que Wertheimer ressent auprès du génie canadien est d’autant plus insupportable qu’il a une conscience aiguë que Glenn l’a démystifié en mettant à jour sa psychologie de perdant : « Le sombreur est une trouvaille géniale de Glenn Gould. Au premier moment déjà Glenn a percé à jour Wertheimer, tous les gens qu’il a rencontrés pour la première fois, il les a aussitôt percés totalement à jour. »


Ce n’est pas un masochisme invétéré qui pousse Wertheimer à cette marche souterraine, à cette chute sans fin. C’est paradoxalement sa volonté de puissance et son désir de supplanter Glenn Gould qui incarne aux yeux du naufragé à la fois un modèle vénéré, un obstacle inexpugnable et un juge impitoyable. Si toutes ses tentatives pour renverser cette situation se soldent par des échecs de plus en plus cuisants, Wertheimer ne vise pas l’échec en tant que tel, il désire ardemment, au contraire, le plus éclatant triomphe. L’échec n’est pas poursuivi par Wertheimer pour lui-même mais en tant qu’il signifie tout autre chose : le succès de Glenn Gould. Wertheimer, tout au moins à sa sortie du Mozarteum, possède un excellent niveau pianistique, il pourrait devenir « un pianiste virtuose, l’une de ces célébrités qui font la navette à longueur d’année avec leur art entre Buenos Aires et Vienne ». Pourtant il renonce à s’engager dans cette prometteuse carrière alors même qu’ « il jouait mille fois mieux que la plupart de ces virtuoses qui se produisent officiellement. » Pourquoi ce renoncement ? Pourquoi ce refus devant la voie royale tracée d’avance qui s’ouvre à lui à sa sortie des grandes écoles de musique ? Parce qu’« en fin de compte ça ne l’avait pas satisfait de devenir au mieux un virtuose comme tous ceux que nous avons en Europe ». Parce que Wertheimer est un infatigable imitateur, qu’il est viscéralement obsédé par le génie pianistique de Glenn Gould, et qu’une seule chose importe pour lui : jouer mieux que l’interprète des Variations Goldberg. Parce que Wertheimer est non seulement un inlassable imitateur mais qui plus est, « il imite tout ce qu’il (croit) être mieux placé que lui. » Seul Glenn Gould l’intéresse et oblitère tout autre enjeu, car il peut se mettre à son école et tenter de lui arracher enfin le secret de ce succès et de cette bienheureuse autosuffisance auxquels il aspire de tout son être. Wertheimer n’a que faire des succès faciles. Il est en quête du modèle indépassable, de l’obstacle infranchissable qui pourra seul lui assurer la victoire définitive vers laquelle il tend de tout son être, mais cette recherche effrénée est forcément et par définition vaine, anti-artistique et porteuse d’échecs permanents et répétés.


A observer l’évolution ou plutôt la régression continue de Wertheimer, le sombreur – « ce qu’il avait acquis en douze années d’études n’était plus audible, je me souviens lui avoir rendu visite à Traich (…) et d’avoir été ébranlé par son pianotage » – un observateur superficiel serait tenté de croire que l’ancien apprenti virtuose se complait dans l’échec. Mais le narrateur a conscience que ce n’est là qu’un leurre, une erreur d’interprétation : « Je ne crois pas qu’en me proposant de jouer quelque chose (Wertheimer) avait voulu consciemment me donner à entendre sa totale déchéance artistique, mais plutôt qu’il a eu l’espoir que je l’encouragerais quand même, et maintenant plus que jamais, à se lancer dans une carrière à laquelle il ne croyait plus depuis dix ans. »


Il ne s’agit pas pour Wertheimer d’échouer à nouveau mais de gagner les suffrages des seules personnes qui importent à ses yeux : celles qui furent témoins de sa totale défaite face à Glenn Gould ; le triomphe auquel le sombreur aspire ne peut plus se concevoir que dans le cadre de cette défaite et de son prolongement. Ce ne sera donc pas une victoire, bien sûr, qui va s’inscrire à la suite de cet échec originel et des nombreux autres qui ont suivi mais un naufrage définitif et complet. Thomas Bernhard qualifie le naufragé de typischer Sackgamenmensch, c’est-à-dire d’homme impasse ; il ne renonce jamais, en dépit des déconvenues de plus en plus mortifiantes, à son obsession : être Glenn Gould.
Cette descente par le fond, cette chute sans issue a d’abord pour résultat la folie : « Glenn n’était pas fou et, bien qu’on ait soutenu et soutienne encore et toujours qu’il l’était, je soutiens, moi, qu’il ne l’était pas, alors que Wertheimer l’était. »


Wertheimer est un personnage tragique car il ne peut pas échapper à l’hubris qui l’aveugle ; puisqu’il ne peut pas réussir à égaler Glenn Gould et que malgré tout il ne renonce jamais, ou trop tard, il préfère sombrer dans la folie ; il se ferme à toute lumière qui pourrait l’éclairer sur l’inanité de sa quête éperdue. Le narrateur, son ami, a beau vouloir lui dire sa vérité : « il ne pouvait être question d’encouragement de ma part, je lui avais dit clairement qu’il était au bout du rouleau, qu’il ne devait surtout plus toucher au piano, que c’était véritablement une calamité que d’avoir à l’écouter, que son jeu m’avait plongé dans le plus grand embarras et dans la plus profonde tristesse. Il claqua le couvercle du Bösendorfer, se leva et sortit, ne revint que deux heures plus tard, ne dit plus mot de la soirée. »


Wertheimer préfère s’enfoncer dans la folie plutôt que de s’ouvrir à l’intelligence du processus fatal où il ne cesse de sombrer.


Le narrateur : un témoin privilégié


Le narrateur , qui est le troisième membre de ce trio d’apprentis virtuoses, est comme Wertheimer bouleversé par la rencontre avec le prodige canadien, mais contrairement au naufragé, il ne souffre pas des mêmes symptômes souterrains et ne s’abandonne pas comme lui à la fascination mortifère pour Glenn Gould en tant qu’il résiste, en tant qu’il fait violence : « A l’inverse de Wertheimer qui aurait bien voulu être Glenn Gould, je voulais toujours seulement être moi-même, alors que Wertheimer était toujours du côté de ceux qui, constamment et leur vie durant et jusqu’au désespoir permanent, veulent toujours être un autre, plus favorisé par la vie, comme il fallait toujours qu’ils le croient. »


Le narrateur échappe à cette aliénation morbide quand il abandonne cette fuite en avant que poursuit Wertheimer et qu’il renonce au piano. Il signe la fin de sa carrière d’interprète car il se rend compte dès la première rencontre avec Glenn Gould qu’il ne pourra jamais égaler sa virtuosité pianistique : « J’aurais dû pouvoir jouer mieux que Glenn Gould mais ça n’était pas possible, c’était exclu, et je renonçai donc au piano », et il se débarrasse de son « Steinway bien-aimé ». Cette brusque décision qui constitue la première étape de ce que le narrateur appelle « son processus de dépérissement » est tout compte fait, derrière cette apparence d’échec, un choix salutaire qui va faire toute la différence entre son ami Wertheimer, incapable de renoncer à la comparaison fatale avec Glenn Gould, et lui, plus prompt à prendre conscience de l’issue infernale de cette rivalité : « Wertheimer avait toujours été plus lent, moins résolu que moi dans ses résolutions ; sa virtuosité au piano, il l’a jetée à la poubelle des années seulement après moi et avec cette différence que, jamais et en aucun cas, il n’a assumé son geste, je l’entendais gémir encore et toujours. »



Cette décision est une marque bernhardienne par excellence et qu’on trouve dans les récits autobiographiques – dans Le souffle (Une décision) notamment : au moment où le jeune Thomas Bernhard touche le fond de la maladie et de l’horreur, il trouve l’énergie de repartir « en sens inverse », au lieu de s’abandonner aux épreuves mortifères et désespérantes qui l’assaillent et à sa « très précoce horreur de la vie », il résout de vivre. Cette décision, qui dans Le Naufragé prend la forme d’un renoncement, est vitale au sens littéral du terme : elle lui sauve la vie, à l’inverse de Wertheimer qui, incapable de prendre la même décision, poursuivra son naufrage jusqu’à la mort. Le narrateur a, au moment où il prend cette décision qui lui donne la force de « tout rejeter en bloc », l’intuition fulgurante qu’il accomplit là un geste salutaire qu’il accueille avec un rire irrépressible : « Je me suis délecté des jours durant de mon propre rire au sujet du piano transporté et me suis gaussé de ma carrière virtuose brisée par moi-même en un instant. » Le renoncement au piano et à la quête effrénée de la célébrité permettent au narrateur d’échapper à une identification morbide avec Glenn Gould et lui assurent une clairvoyance qui non seulement le sauve du naufrage où Wertheimer s’abîme corps et âme mais qui, également, lui donne de pouvoir saisir les causes profondes qui ont conduit son ami au suicide. Cette prise de distance volontaire avec la spirale concurrentielle et mortelle où le conduisaient tout ensemble ses professeurs des prestigieuses académies de musique – « des bousilleurs qui jouent du piano » − ses condisciples, les journaux, bref l’ensemble de la société autrichienne et, plus largement encore, notre civilisation contemporaine gagnée par la névrose de puissance, constitue la bouée de sauvetage qui le sauve du gouffre où s’enfonce irrémédiablement Wertheimer, et lui permet de prendre conscience de son inaliénable dignité et unicité : « Wertheimer n’était pas en mesure de se voir lui-même comme quelqu’un d’unique, chose que chacun peut et doit se permettre s’il ne veut pas désespérer, quel que soit l’homme, il est unique, et du coup, je suis sauvé. »


En revanche, pour Wertheimer, rien n’est plus difficile à admettre que la nullité foncière de sa quête sans fin. Dans l’état morbide où il s’enfonce, il a les plus grandes chances de voir les choses telles qu’elles ne sont pas. Seule compte la fascination haineuse et idolâtre pour Glenn Gould ; s’aliéner ainsi à l’interprète de Bach en tant qu’obstacle inexpugnable, c’est finalement pour Wertheimer se vouer lui-même à la mort, et, d’abord, errer parmi les tombes et les cadavres : « ses pas le portaient encore et toujours dans les hôpitaux et dans les mouroirs, dans les asiles de vieillards et dans les morgues. » C’est vers l’obstacle ultime et stérile de la mort qu’il s’enfonce toujours davantage. Seules les portes qui ne s’ouvrent pas quand on y frappe intéresse l’homme impasse. C’est pourquoi il frappe là où il n’y a personne pour ouvrir : « Wertheimer a même envié sa mort à Glenn Gould ». Le narrateur au fur et mesure de son enquête sur le suicide de Wertheimer – « Nous nous interrogeons sans cesse sur les causes et passons petit à petit d’une possibilité à une autre. » – prend conscience que derrière les obstacles, il n’y a jamais que des cadavres : « La mort de Glenn est la seule cause véritable de la mort de Wertheimer » ; tous les obstacles se transforment en espèces de tombeaux qui « au dehors ont une belle apparence, mais qui au-dedans sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture. » (Matthieu, 23 -27). Quand Glenn Gould est foudroyé par une attaque au beau milieu des Variations Goldberg qui plus est « au sommet de son génie et de sa célébrité mondiale », la mort constitue désormais aux yeux du sombreur le royaume à jamais hors d’atteinte où le génial interprète de Bach s’est échappé une fois pour toutes – à l’image de la sonde spatiale qui fut envoyée à travers l’espace avec quelques mesures de Bach jouées par Gould pour révéler à la forme de vie qui la rencontrerait la quintessence de l’art musical des humains. Selon la folle logique dans laquelle s’est enfermé Wertheimer, il n’a d’autre issue dorénavant que le suicide pour tenter de rejoindre celui contre lequel il n’a cessé d’achopper pendant les trente dernières années de son existence.


Un sauvetage post mortem


Avant de se pendre à un arbre, Wertheimer étrangle son destin artistique en organisant un dénouement irrémédiable : il invite à Traich – où il s’est définitivement retiré en tentant encore d’imiter vainement Glenn Gould et en copiant son « fanatisme du retranchement » – ses anciens condisciples du Mozarteum et de l’Académie de Vienne, et les soudoie afin qu’ils l’écoutent jouer « sur un piano vraiment exécrable et effroyablement désaccordé » du Bach « jusqu’à la perte de conscience ». Désormais il s’est engagé dans la voie sans retour de l’échec total ; il ne supporte plus l’intolérable incertitude qui l’habite depuis qu’il a rencontré Glenn Gould et qui le soumet à une infernale cyclothymie : « Crois-tu que je serais devenu un grand pianiste virtuose ? » A cette question torturante qui a harcelé Wertheimer toute sa vie en le faisant osciller sans cesse entre un oui exaltant et un non désespérant, il choisit de répondre non en tranchant le nœud gordien où est suspendu son destin et de poursuivre sa chute sans se ménager désormais un quelconque palier : Wertheimer coule à pic – c’est là la traduction exacte du verbe untergehen d’où le titre allemand Der Untergeher dérive – et se suicide.


Le narrateur se trouve à présent devant une absence, face à une béance : celle de la mort de ses amis. La tragédie a eu lieu : Wertheimer est mort « de sa propre main » ; son destin de sombreur s’est déroulé jusqu’au bout sans que rien n’ait pu entraver cette chute abyssale. Le narrateur n’a pas pu sauver son ami de son vivant en dépit des alertes reçues : « sa dernière carte envoyée m’avait effrayé. Son écriture était celle d’un vieil homme et l’on ne pouvait manquer de voir des signes de folies dans les incohérences qui s’étalaient sur cette carte. » La disparition de Wertheimer risque d’occulter à jamais les motifs profonds qui l’ont poussé à accomplir ce geste fatal contre lui-même ; les causes véritables de son suicide risquent d’être scellées à jamais dans le tombeau où sont enfermés sa dépouille et son secret. Mais le narrateur, taraudé par ce suicide et qui n’a pas su ou pas pu détourner son ami de la folie et de la mort, s’interroge. Par tâtonnements et par approfondissements successifs et comme hélicoïdaux, à l’image de la progression des Variations Goldberg, il décrypte la vérité objective de la violence qui a eu raison de son ami. Cette vérité va faire lentement son chemin pour affleurer finalement à la surface de la conscience du narrateur, à la manière de ces noyés disparus dans les eaux mortifères qui les ont un jour engloutis, et qui remontent tôt ou tard à la surface.


L’effort d’élucidation du narrateur révèle les ressorts cachés de cette tragédie et la méconnaissance qui entraîna Wertheimer dans un inéluctable naufrage. Loin d’être voué à l’absurde d’une débâcle artistique et existentielle, le destin de Wertheimer recouvre finalement, grâce au témoignage du narrateur, un sens qu’un aveuglement tragique avait obstrué totalement. En éclairant la part de bruit et de fureur qui a obscurci la vie et l’intelligence de Wertheimer jusqu’à lui faire perdre le sens et la valeur de son existence, le narrateur accomplit une sorte de rite funéraire au pouvoir cathartique, voire résurrectionnel. Les souffrances et le désespoir qui ont entraîné la mort de Wertheimer et auxquels du vivant de Wertheimer le narrateur n’a pas pu remédier trouvent un sens au-delà de la mort. Le narrateur n’a pas pu empêcher le naufragé de sombrer, mais après sa mort, il le sauve du néant et du non-sens qui sont plus implacables que la mort elle-même.


Il rend à Wertheimer son humanité : « Chaque homme est unique et chaque homme, pris isolément, est effectivement la plus grande œuvre d’art de tous les temps. » Il réussit à rompre le cercle infernal qui a happé Wertheimer en dissipant les illusions idolâtres qui ont anéanti sa raison et sa vie. C’est à partir du suicide de son ami, qui lui apparaissait de prime abord comme un échec définitif et sans rémission, que le narrateur peut accomplir le déchiffrement de sa vie ; c’est à partir de ce désastre final qu’il peut révéler l’erreur des perspectives trompeuses d’après lesquelles Wertheimer lisait son destin comme un insupportable fardeau, un fatum terrible : « Ah, si nous n'avions pas rencontré Glenn, dit Wertheimer. Si le nom d'Horowitz n'avait rien signifié pour nous. Si nous n'étions pas allés à Salzbourg ! Dans cette ville, nous avons trouvé la mort, en étudiant chez Horowitz et en faisant la connaissance de Glenn Gould. Notre ami a signifié notre mort. » La voix du narrateur restitue non seulement les voix disparues de Glenn Gould et de Wertheimer, mais également et ultimement la vérité de leurs destins respectifs. Il peut dénoncer le processus funeste qui a eu raison de Wertheimer mais sans qu’aucun des deux ne se dressent contre Glenn Gould qui les a pourtant anéantis : « En ce qui concerne la virtuosité pianistique et la musique en général, ce n’était pas Horowitz mais Glenn qui nous avaient tués, Wertheimer et moi. » Finalement il parvient à réconcilier ce trio d’amis qui sous cette amitié apparente baignait dans un état de meurtre implacable. Réconciliation qui se scelle autour des Variations Goldberg qui furent au début de cette tragédie l’inéluctable piège, la machine à désespoir qui a eu raison de Wertheimer : « La cause véritable de la mort de Wertheimer (…), disons-nous, est toujours plus profonde, elle est dans les Variations Goldberg que Glenn a jouées. »


A présent les mêmes Variations Goldberg recouvrent, par un extraordinaire retournement qui est le fruit bénéfique de l’enquête sans concession menée par le narrateur, leur vocation première, que la volonté de puissance et le prurit mimétique du naufragé avaient profondément altérée, voire trahie : « la sérénité du cœur ». Enfin, le narrateur, après cette longue enquête, peut rendre à son ami retrouvé un ultime hommage en célébrant à sa manière les funérailles de Wertheimer, qui sont en l’occurrence d’authentiques retrouvailles entre les trois amis du Mozarteum, en laissant à Glenn Gould le soin de jouer les Variations Goldberg en guise de requiem destiné à apporter un repos éternel à celui qui fut tourmenté toute sa vie par une insomnie qui le fit « mourir continuellement ».



Thomas Bernhard : un génial déterreur de cadavres


En adaptant pour le théâtre Le Naufragé, nous allons tenter de traduire scéniquement le mouvement fondamental de ce monologue intérieur qui est celui d’une lancinante interrogation face aux forces de mort qui peuvent engloutir un homme corps et âme. Nous nous attacherons pour cela à mettre en lumière la lecture de l’œuvre que nous venons d’esquisser et qui nous guidera pour décrypter l’énigme que Thomas Bernhard soumet à la sagacité du narrateur et, à travers celle-ci, à la nôtre. Thomas Bernhard nous convie à un étrange rite funéraire qui tourne résolument le dos à toute attitude paresseuse ou conventionnelle et nous met en face, de gré ou de force, à la vérité des êtres au-delà de leur mort. C’est ce rituel liturgique, ô combien anticonformiste, que nous nous efforcerons de mettre en scène. En épousant la structure des Variations Goldberg, Thomas Bernhard accomplit un déchiffrement radical du sens du naufrage de nos existences. C’est à ce dévoilement progressif de ce qui a été scellé sous la pierre tombale de notre aveuglement et de nos mensonges que nous allons nous employer, guidés nous aussi par l’art heuristique de la variation, à donner une expression scénographique.


« Une exécution musicale est parfaite lorsqu’elle fait entendre tout ce que le compositeur a écrit, lorsque chaque note est réellement perçue, lorsque tous les sons, qu’ils soient successifs ou simultanés, accusent clairement leurs parentés les uns avec les autres, en sorte qu’une voix ne vient jamais masquer une autre mais au contraire contribue à assurer la claire intelligibilité de l’ensemble. » Cette formule de Schoenberg qui fut la devise du style musical de Gould nous servira également de règle théâtrale pour interpréter les variations bernhardiennes du Naufragé. Au moyen de celles-ci, l’auteur autrichien nous fait part de sa volonté farouche de ne pas joindre sa voix aux mensonges des « morts qui enterrent leurs morts » : il opte radicalement et définitivement pour la vérité qui ne fait qu’un avec la vie.


Oui, Le Naufragé, comme d’ailleurs les Variations Goldberg, est écrit pour donner un surplus de vie, même s’il y est question de mort, de déréliction et de fatalité. Thomas Bernhard a écrit, ou plutôt composé au sens musical du terme, ce monologue constitué de variations autour d’un suicide non par complaisance morbide ou pour satisfaire aux canons d’une esthétique contemporaine du non-sens et du désenchantement, mais plutôt pour soulever la chape d’un mensonge sous lequel se décompose la vérité qui est non seulement celle de Wertheimer mais également celle de chacun de nous. Thomas Bernhard se sert de ces variations sur l’effondrement wertheimérien comme d’un formidable levier pour desceller ce tombeau « que rien ne signale et sur lequel on marche sans le savoir » (Luc 11-44). Le tombeau s’édifie autour du mort qu’il dissimule : Thomas Bernhard s’efforce de mettre en lumière ce que le tombeau s’efforce de cacher, il part en quête d’un savoir perdu ou menacé, et qui, en luttant contre la folie et la mort, a partie liée avec la vie et la paix qui surpasse toute expression et que seule la musique peut désormais communiquer. Aussi, à la fin de cet intarissable monologue-fleuve, longue suite de variations sur l’énigme de la mort, Thomas Bernhard, humblement, se tait et s’efface derrière Bach, Glenn Gould et les Variations Goldberg :


« Je priai Franz de me laisser dans la chambre de Wertheimer et me passai les Variations Goldberg par Glenn que j'avais aperçues sur le tourne-disque encore ouvert de Wertheimer. »

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