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La Compagnie des spectres

+ d'infos sur l'adaptation de Zabou Breitman ,
mise en scène Zabou Breitman

: Entretien avec Lydie Salvayre

Entretien réalisé par Alain Nicolas - l’Humanité (9 janvier 1998)

Votre livre, sur un sujet dit ‘difficile’, a tenu le haut du pavé, aussi bien dans les sélections des prix littéraires que sur les rayons des libraires depuis la rentrée. A quoi attribuez- vous ce succès ?


En partie, comme toujours, à un malentendu. Ce qui fait qu’on en parle, c’est l’actualité politique. On a voulu le réduire à ‘un livre sur Vichy’, alors que son propos est autre. Il y a de la folie, de la transmission, de l’écriture.


On en parle comme du ‘discours d’une vieille femme rendue folle par l’assassinat de son frère par la milice’.


Oui, et là on passe à la trappe la moitié du livre, et même, si l’on veut, le livre entier ! Il s’agit d’un discours à deux, d’une transmission, de mère à fille, de la révolte et de la folie.
Pour préciser la situation, disons qu’entre Rose, la mère, qui, depuis qu’elle a lu dans ‘l’Express’ une interview de Darquier de Pellepoix, revit sans cesse janvier 1943, et un huissier qui vient procéder à un inventaire avant saisie, Louisiane, la fille, essaie de faire exister un discours, celui d’une vie quand même possible.
Il y a deux voix. Deux voix qu’on ne saurait réduire à une seule, comme on l’a trop souvent et trop rapidement dit. La question est : que transmet-on de notre fardeau ? Comment transmettre aux enfants d’aujourd’hui, dans leur corps, dans leur âme, de ce que fut 1943, et dont ils subissent, à leur insu, les effets. J’ai parlé à des lycéens. Ils ignorent tout de Vichy, et de la permanence de certains de ses effets dans la France d’aujourd’hui... Cette transmission, ici, ne prend pas les voies de la connaissance historique, mais celle du roman familial. Mais que faire quand un parent vous en accable ? On se bouche les oreilles ? Il y a, avec des circonstances différentes, un peu de mon histoire. Pendant longtemps je n’ai rien voulu savoir des histoires dont on me rebattait les oreilles, au point de développer ce que Freud appelait ‘une passion pour l’ignorance’.
Le discours de la mère, auquel résiste la fille, c’est l’éternel présent du malheur.
On me dit que j’ai écrit un livre sur la mémoire. C’est exactement le contraire ! La torture, la mort du frère, ce ne sont pas des souvenirs, mais de l’actuel. Chaque jour, chaque matin, c’est le fait lui-même qui se reproduit. Il n’y a pas, ce que suppose la mémoire, la possibilité d’oubli, de réélaboration du discours, bref le travail du deuil pour parler comme les ‘psys’.


La fille, elle, essaye de tenir à distance ce malheur, de vivre malgré tout. Qu’est ce qui fait que ça craque ? L’adversité ?


Peut-être... Il y a surtout le fait que, en même temps que sa mère l’accable de la monstruosité dans laquelle elle croit vivre, elle lui transmet quelque chose, qui n’est pas de la mémoire, mais le pur instinct de la révolte, la révolte parfaite, la colère, la rébellion. Là, il y a, paradoxalement, au moment où elle se fait aspirer, du positif, et peut-être de l’espoir.
On a l’impression que c’est le face à face de deux discours qui tournent à vide, celui du présent traumatique éternel de la mère et celui de l’huissier, enchaînement mécanique de formules juridiques, qui va rendre impossible la tentative de reconstruction de la fille.
Un discours qui tourne à vide, mais qui produit des effets. La société, qui devrait l’aider à s’étayer, la rejette, la renvoie vers sa mère, dont elle reçoit cette révolte. Quant à l’huissier, j’ai reçu une lettre d’un lecteur me reprochant d’avoir fait de l’huissier un vichyste, alors que la monstruosité ordinaire des huissiers se suffit à elle-même.


En ce sens, c’est un livre politique ?


Oui, et pas seulement dans ses aspects historiques. D’ailleurs, on ne s’y est pas trompé, notamment dans les jurys littéraires, même si on ne le dit pas comme ça.


Dans vos derniers livres, on voit un personnage investi, habité par un discours qui n’est pas le sien, et le confrontent, parfois tragiquement, au réel. Ici, on perçoit une radicalisation de ce dispositif.


Tant mieux si c’est comme ça. Mais ce qui distingue mes deux derniers romans, c’est la place qu’y tient le discours littéraire. Dans ‘la Puissance des mouches’, le personnage était possédé par Pascal. Ici, la littérature, Cicéron, Sénèque, respire dans les paroles de la mère, y est incorporée. Quand elle cite Epictète à la face de l’huissier, ces mots sont les siens. Et parfaitement inutiles. La littérature ne peut rien face à la brutalité d’un huissier. On sent à quel point elle est luxe pur, surcroît absolu, renvoyée à l’inefficacité sur le plan de la résistance au social. Pourtant Rose ne serait pas ce qu’elle est, aussi coléreuse, aussi rebelle sans ses lectures.


Vous n’êtes donc pas la pessimiste radicale qu’on dépeint parfois.


On me dit même désespérée. Il est vrai que le malheur est au centre de mes romans. Mais c’est un malheur qui ne s’abîme pas en lui-même, qui se tempère, qui est soutenable. Ce n’est pas le malheur insoutenable de Primo Levi. Il peut se dire, et souvent par le rire. La liberté n’est jamais hors de portée.


Vous êtes psychiatre d’enfants. Cette porosité au discours du malheur a-t-elle un lien avec votre métier ?


Dans la revue ‘l’Atelier du roman’, Yves Pagès disait que ce livre était une charge véhémente contre la psychanalyse. J’en ai été la première surprise, mais à la réflexion il y a un énervement certain contre la pensée bêtement déductive d’une certaine psychanalyse théoriciste, représentée par le ‘Docteur Donque’ du récit. Cela n’empêche pas que je me sois servie du savoir psychanalytique, et de façon éhontée. Il y a des blocs entiers de ce savoir qui sont devenus des lieux communs. Dans mon métier, que j’exerce chaque jour en Seine-Saint- Denis, j’ai le sentiment bizarre que le savoir de mes patients, qu’ils sont censés attendre de moi, fait effraction dans ce que j’écris. Quand je commence un roman, alors que je n’ai habituellement aucune mémoire, je sais presque par coeur ce qu’ils me disent, et cela infuse directement dans mon texte.


On sent comme une espèce de choeur...


C’est ce qui me fait dire que je n’ai aucun talent particulier. Mais il serait faux de dire que je transcris littéralement. Evidemment tout est retravaillé, il faut que les mots prennent leur place, que cela sonne, qu’il y ait un rythme. Mais j’ai besoin de cette écoute, de cette pratique, ne serait-ce que pour me remettre les idées en place.


Comment cela ?


Je serais la plus géniale, la plus politisée, si je n’avais pas ce contact permanent, tout ça ne vaudrait rien. J’ai eu une petite notoriété, je suis passée chez Pivot, je m’étais préparée à des questions de mes patients. Eh bien... rien (rire). On ne mesure pas l’abîme qu’il y a entre ce cercle écrivains-éditeurs-critiques et les gens. Rien de tel pour apprendre la modestie, qu’on le veuille ou non, que de prendre conscience de la minuscule chose qu’est un écrivain qui vient faire un entretien dans le sixième arrondissement !

© L’Humanité 1998

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