theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « L'Homme qui se hait »

L'Homme qui se hait


: Entretien avec Denis Podalydès

réalisé par Hugues Le Tanneur

Quelle est l’origine de ce projet ?


Il est toujours difficile d’attribuer une origine aux choses. Les origines sont le plus souvent des constructions rétrospectives. Ceci étant dit, je crois me souvenir qu’il y a bien longtemps j’avais parlé avec Emmanuel Bourdieu d’un spectacle un peu différent de ceux que nous avions faits jusqu’à présent. Un spectacle moins écrit, moins « ficelé », troué de silences, de moments de flottement. Et puis a émergé l’idée de ce vieux professeur errant et de sa petite cour philosophique, faisant un dernier voyage, une dernière tournée à travers l’Europe, comme un vieux cirque ou une vieille troupe de théâtre, usée par les ans.


Ce texte a-t-il dès le départ été écrit pour le théâtre ?


Oui. Son sujet même, l’enseignement, l’université, la transmission du savoir est essentiellement théâtral. Quoi de plus théâtral, en effet, qu’un amphithéâtre universitaire, qu’un cours magistral à l’ancienne, avec ses effets de manche, ses envolées, ses coups de théâtres rhétoriques, son « ton grand seigneur », comme disait Kant ?


Comment travaillez-vous en général avec Emmanuel Bourdieu – sachant que vous collaborez régulièrement sur des projets communs ?


On se connaît très bien, depuis très longtemps. Et nous travaillons ensemble depuis presque autant de temps. L’habitude de travailler ensemble fait que les choses se font naturellement. Nos relations de travail font partie de nos relations ordinaires, de notre amitié. Elles n’en sont pas séparées, il n’y a pas de frontière.
La plupart du temps, Emmanuel me soumet les textes qu’il écrit. Pour que je lui donne mon avis ou simplement que je lui donne le courage de continuer. De temps en temps, un texte m’arrête, me « parle » plus particulièrement. Alors j’y entre et je me l’approprie. J’en construis mon interprétation, ma vision. Emmanuel repart de celle-ci pour une nouvelle étape d’écriture et ainsi de suite…


Comment voyez-vous le professeur Winch ? Comment le définiriez-vous ?


Le professeur Winch est un penseur marginal, à la limite, pratiquant une philosophie sauvage en dehors des cadres établis de l’enseignement ordinaire. Une sorte de mercenaire aussi de la pensée, vivant de la vente de ses conférences à travers le monde. Sans doute, assez chaotique et peu recommandable philosophiquement, mais certainement beaucoup plus passionné et convaincu que la plupart de ses collègues habilités.


Quel est l’objet exact de sa démonstration – qui fait un peu penser à un canular – dont l’exemple central est « l’homme qui se hait » ?


La pensée de Winch se tient. À sa manière imprécise certes, bordélique, véhémente, mais elle se tient. Simplement, comme beaucoup de pensées philosophiques, elle se place toujours sur le terrain de l’absolu et des principes derniers de toutes choses. Winch veut tout définir, tout déduire absolument.
Le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein disait que la pensée métaphysique naît quand le langage décolle, comme un avion, de son usage ordinaire et qu’on a une tendance irrésistible à faire cela, à se laisser aller ainsi à jouer sur les mots usuels, de manière abstraite et absolue, en perdant totalement de vue la réalité et en méprisant ceux qui restent à son contact, au sol. Il se trouve que cette tendance, désastreuse en philosophie, peut être très productive et riche dans l’invention littéraire. Les monstres conceptuels qu’elle engendre ont une vérité et une beauté, celles de la démesure de la pensée humaine, quand, impatiente de ses limites, celle-ci cherche à échapper à sa condition ordinaire et s’égare dans les territoires fumeux de l’absolu. Peter Winch est une créature métaphysique, un monstre philosophique.


Il y a cette phrase « Je ne suis pas ici pour être aimé », qui semble déterminante, un indice presque. Cette phrase est-elle à l’origine de la pièce ?


Pas particulièrement. Elle me plaît, parce qu’elle est à la fois un effet théâtral, très spectaculaire, de la grande rhétorique professorale – mais aussi parce qu’à sa manière, elle est vraie : on n’enseigne pas pour être aimé. Quand on se retrouve sur une estrade, détenteur supposé du savoir, devant un parterre d’adolescents en quête d’eux-mêmes, c’est une confusion qui s’insinue facilement dans la relation pédagogique. Mais la dénoncer explicitement, comme le fait solennellement Winch – Winch fait tout solennellement – n’est peut-être pas la meilleure façon de la combattre. C’est une manière de la faire surgir, au contraire, d’en jouer. Winch, saltimbanque vieillissant de la pensée, est prisonnier de ce paradoxe, comme de beaucoup d’autres.


Il y a une ambiguïté, sans doute volontaire, entre le professeur et son exemple « l’homme qui se hait ». Que signifie cette ambiguïté ?


On ne saura jamais. L’homme qui se hait, c’est Winch, sans doute. Winch le veuf obscur de toutes ses espérances, le professeur errant, solitaire, prisonnier de la radicalité d’une pensée extrême, sans aucune concession, incompris, tel Socrate, des hommes et de Dieux… Il aime, en tout cas, le suggérer, faire sonner ce beau concept contradictoire au milieu des amphis immenses – «l’homme qui se hait !» – avec toutes les harmonies fatales qui l’accompagnent. « Je suis l’homme qui se hait » est une de ces phrases qui, à chaque fois, sur l’estrade, lui brûle les lèvres, qu’il ne dit pas, mais qu’il indique, qu’il désigne par antiphrase, qu’il souffle, de toutes ses forces, à son auditoire émoustillé. Mais il aime aussi entrer dans de terribles colères contre ses étudiants en leur prêtant l’intention de le réduire à cette condition, de faire de toute sa pensée la conséquence d’un prétendu masochisme.


Il y a une curieuse variation sur le rapport maître-disciple. Où il semblerait que le maître est avant tout un manipulateur. Est-ce que cela voudrait dire que ses deux assistants sont aussi ses cobayes ?


Entre Winch et son « équipe », comme on dit, il devait bien avoir, au départ, une relation à peu près professionnelle, une collaboration pédagogique à peu près normale. Mais cela fait bien longtemps que ce n’est plus le cas. Winch et les autres, Winch et « les siens », sont devenus, avec le temps, avec les voyages, les tournées, l’errance et les revers partagés, les attentes dans les gares et les nuits d’hôtel difficiles, une sorte de seconde famille – la seule, en vérité – recomposée, réinventée, tant bien que mal, autour du grand homme, une étrange tribu nomade, où tout se mélange, l’amitié véritable, la dépendance amoureuse, la piété filiale, l’aliénation professionnelle, le harcèlement moral : monsieur Bakhamouche l’adopté, le fils prodigue, tenté, un moment, de trahir et finalement revenu, plus fidèle, plus passionné que jamais, rendu au culte de son maître révéré ; madame Irène, l’étudiante, puis l’épouse passionnée, vouée, corps et âme, à son maître et mari – comptable aussi des derniers sous, gestionnaire du désastre de la fin, négociant pied à pied les dernières conférences, organisant l’ultime cérémonie.


Mais alors quel est le champ d’expérimentation du professeur ? La haine ? La peur ? Les émotions ?


Winch est un penseur tout terrain, sa pensée n’a pas de limites, aucun champ du savoir ne lui paraît inaccessible : il veut penser tout, partout. Il a néanmoins une prédilection pour les sujets les plus radicaux, les plus dramatiques, pour les questions de vie ou de mort. C’est là que s’épanouit le mieux sa rhétorique de l’extrême, son goût du drame et des paradoxes, son sens de l’effet, son charme métaphysique.


Que signifient les exercices auxquels s’adonnent Irène et Bakhamouche ?


La pensée de Winch se veut pratique, concrètement efficace. Elle se vend comme telle à ses auditeurs et à ses commanditaires, mairies, associations, collectivités locales diverses. Les exercices sont là pour démontrer son pouvoir. Et aussi, la fin approchant, pour distraire le professeur de la condition désastreuse à laquelle il se trouve réduit, au terme d’une carrière laborieuse et vaine. Ce sont des contes, des saynètes amusantes, que lui joue sa petite famille pour l’apaiser et lui faire trouver le sommeil, les soirs de mauvaise insomnie.


Comment avez-vous choisi les acteurs qui vont interpréter les différents protagonistes ?


Pour le professeur Winch, la recherche a été longue: il fallait un acteur capable d'une charge de travail très grande. Ce texte est sans doute très difficile à jouer, à dire, à construire intellectuellement et dramatiquement, à mémoriser aussi, de façon qu'il puisse couler aussi fluidement que possible. J'ai proposé le rôle à un comédien plutôt jeune, alors que je cherchais d'abord un acteur bien plus âgé, canonique et célèbre. Gabriel Dufay est un acteur intellectuel, ou intellectuel et acteur, deux choses que généralement on oppose, que l'on veut trop souvent croire antithétiques, alors qu'il y a un grand spectacle possible de la pensée en travail, de la réflexion théorique s'échafaudant sous nos yeux. Gabriel est aussi doté d'un physique imposant, presque inquiétant. Son visage est sculpté, ses pommetés saillantes, son regard perçant. Sa voix est étrange, vibrante et puissante. Le personnage sera vu tantôt jeune et tantôt vieillissant, nous ferons passer parfois une dizaine ou une vingtaine d'années entre les scènes. Pour Bakhamouche, j'ai demandé tout simplement au comédien qu'Emmanuel dès l'écriture avait en tête, au point d'à peine voiler son nom, Simon Bakhouche. C'est un ami de très longue date, qui donnera à son caractère une générosité absolue, élégante, chevaleresque. Enfin, c'est Clara Noël qui jouera Madame Winch. Je l'ai dirigée dans un atelier au Conservatoire et j'apprécie sa franchise de jeu, sa délicatesse. Ces deux personnages lumineux et dévoués entoureront le sombre Winch.


Quelle forme prendra le spectacle tant sur le plan du décor que de la mise en scène ? Aura-til la forme d’une conférence, par exemple ?


D'une conférence, oui, parfois, mais il faut aussi représenter le bureau, ou la chambre, ou laboratoire, ou l'atelier du professeur, au fil du temps. Ce ne sera pas un espace réaliste. Nous nous servirons du théâtre lui-même. Winch après tout est un acteur, un acteur philosophique. Il m'apparaît tantôt comme un personnage comique, un Matamore de la philosophie, tantôt comme un personnage poétique, mystérieux, qu'il ne faut surtout pas ridiculiser. J'aimerais qu'on le voie aussi manger, dormir, ne rien faire. Cerner l'énigme en inventant des scènes silencieuses, ou purement musicales. Mais la maquette du décor n'est pas encore faite et les intuitions sont encore imprécises.


Avec l’aimable autorisation d’Hugues Le Tanneur pour la Maison de la Culture d’Amiens

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.