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Accueil de « Karaoké »

: Présentation

« L’expressivité d’une voix. Cela tient à quoi ? sans doute à un mélange de prise de son et de vibration juste. Presque la détresse d’une vie dans cet enregistrement d’un Karaoké : « Adieu jolie Candy/tu m’écriras/mais on dit toujours ça… » La voix n’était pas juste ; elle cherchait moins à imiter celle de la vedette qu’à prendre appui sur cette musique et ces paroles nulles, pour exister un peu. Cette peine qu’on entend, mais moins brute, malgré tout savante, chez les meilleurs chanteurs ou chanteuses de blues. »
Antoine Emaz in «Le Matricule des Anges ».


Au karaoké il s’agit de chanter sur une bande-son, en s’aidant du texte qui défile sur un clip vidéo. Dans une durée strictement délimitée, un moment éphémère. On se donne en spectacle. Aux autres, à soi-même. Le karaoké est une activité supposant la mise en scène publique de soi. Le temps d’une chanson on devient autre. On joue à l’autre. On possède la grâce de celui qui d’ordinaire interprète la chanson. Ses mots sont nos mots. Au karaoké, on devient enfin acteur. Dans la solitude des minuscules projecteurs, on vient y croire. Encore. Le spectacle est devenu exutoire. Miroir de soi. Alouettes de la réalité. Phase extrême et désabusée de la représentation théâtrale.


Le parking des grandes surfaces, trop grand, et au fond là-bas, le bar-restaurant karaoké, le rendez-vous de passage et la dernière sortie de secours. Est-ce qu’elle sera là, est-ce qu’il sera là, et je voulais lui dire, je voulais dire, parce que les histoires de nos vies sont toujours mieux racontées par les autres.


Chanter. Pouvoir dire, sous prétexte de chanter, ce qu’on n’oserait pas sans musique. Pouvoir crier à la face du monde ce qu’on ne peut pas murmurer à celle ou celui qui se cache dans la foule. Les visages, les corps, à distance, emballés sous vide, certifiés négatifs, de la salive jusqu’au sang, préservés et lubrifiés. Et les écrans plats et plasma. Ici on s’aime enfin, soi, avec trois minutes d’enfer de passion. Voix vacillantes, fragilité humaine. S’y voir, s’y croire, à un moment de la noria des passions. Ce fut nous, ce sera nous, question de temps, de circonstances. Faire enfin entendre sa voix en version karaoké. Le vide orchestré. Le timide se lance, se déclare, révèle au grand jour ses véritables désirs. La transie répond, se jette à l’eau et assume sa soif de vie. Les moments de vie sont si rares. Dans l’éternelle ronde des désirs et des désolations, le parcours est fléché, les étapes immuables, les mots sempiternels. Musiques trop connues. Devenues soi. Sur elles, on a vécu.


Couplets, refrain, rimes maladroites, variétés des espèces c’est là-bas, tout en fin de parking, me suis garé en marche arrière et suis resté un long moment à me regarder dans le rétroviseur, voyais entrer les autres, ils ne souriaient pas encore.
Ai travaillé un peu le déhanché et le glissement rotulien. Ai compté mes mots. Mon costume velours moiré prend bien la lumière. Ma robe rose franges et paillettes scintille sous les néons. Ce sont toujours des chansons d’amour ? Alors ça parlerait d’amour.


Anne-Laure Liégeois, Yves Nilly, Jacques Serena




Karaoké : début de conduite


1- entrée spectateurs : images de Karaoké ; version vietnamienne de « tout l’amour que j’ai pour toi », japonaise de « poupée de cire »…
2- séquence entrée comédiens : textes Nilly, Serena, Pouy sur Green Hornet.


(sur Mulholland drive – K.Jarret-Lynch)
La journée avait pourtant bien commencé. Beau matin, tapissé de moquette Cendrillon 12, structure unie, sobre.


André a vendu 250 mètres de 100% pure laine de Nouvelle Zélande, hauteur velours 12mm, 224.000 points au mètre carré, du haut de gamme, avec une ristourne de 5,5%, à un couple de retraités qui eux ne résisteront pas à l’usure. Belle marge, André pouvait consentir jusqu’à 13,5%.


Le ciel au-dessus des parkings est Bleu outremer 27, peigné fin. André se méfie du ciel, trop de défauts, entretien impossible, des couleurs qui ne tiennent pas. La vie d’André est ainsi tapissée, ce n’est pas facile d’être représentant en moquette, d’avoir des échantillons partout, de se sentir soi-même un échantillon imputrescible, ignifuge et traité contre les acariens.
André rêve en secret de pelouses.


Sur « A whiter shade of pale » (images parking)
Comme aller au devant
Des nuits où le ciel se défile
Où je me sens seul survivant
De ma propre guerre civile
Elles reviennent en mai
Elles m’abordent à la fin du jour
Et celle aux yeux les plus gais
M’avoue tout son amour


Alors je dois détruire les preuves
Alors elle nie toute innocence
Alors elle rit et fait peau neuve
Alors je bois ma déchéance



Avant fin mai tombe décembre
Après le calme pas de tempête
De la chambre à l’antichambre
Des lendemains de fêtes
Je veux noyer mes sirènes
Tous leurs serments et tous mes rêves
Je les vois nager sauves et saines
Et je m’endors sur la grève


Alors je dois détruire les preuves
Alors elles nient toute innocence
Alors elles rient et font peau neuve
Alors je noie ma déchéance


(sur Mulholland drive – K.Jarret-Lynch)
Son break beige angora est garé sur le parking du centre commercial, en face du Steak House, le menu semaine à 10,50, week-end à 14,50. Le week-end on reste plus longtemps à table et on ralentit le service. Le ratio des acheteurs de moquette est sensiblement le même : temps disponible multiplié par mètre linéaire vendu, divisé par temps de réflexion multiplié par échantillons palpés.
André observe des mouettes, volant en cercle au-dessus de l’hypermarché. Il n’y a pas de mer par ici, pas d’océan, mais un immense rayon poissonnerie.


Sur « Aline » (images de mouettes, de mer fatigante)
L’odeur du limon, du rivage
Des rochers sages, du goémon
Ça me rend fou, ça me rend triste
Comme un artiste, ça me rend saoul


Car c’est la mer, la mer, les vagues, recommencées
Toujours la mer, la mer, oh c’est l’éternité !


Il y a bien cachées sous mon visage
De belles plages au sable doré
Où je vis nu, où je déclame
Toute ma flamme sans retenue


Plus loin la mer, la mer, les vagues, recommencées
Toujours la mer, la mer, oh c’est l’éternité !


Cet océan, ce sont mes armes
Ce sont mes larmes, de petit enfant.


Oui c’est la mer, la mer, toujours, recommencée
Encore la mer, la mer, oh c’est l’éternité


Plus loin la mer, la mer, les vagues, recommencées
Toujours la mer, la mer, les vagues, l’éternité.


(sur Mulholland drive – K.Jarret-Lynch)
« Entre mouette et moquette, il n’y a qu’un q », note André au dos d’un bon de commande. Ce genre de pensée peut servir lorsqu’on écrit des chansons. Parce qu’André écrit des chansons. « Les mouettes se balancent au-dessus de l’hypermarché comme la plume au-dessus de la page blanche ».
André retrouve l’inspiration, comme chaque vendredi. Tout le monde sait que les grandes découvertes et les grandes inventions ont lieu en fin de semaine.
Certains persistent à prendre de graves décisions en début de semaine, peine perdue. Il n’y a que la moquette qui se fait livrer en début de semaine. Le vendredi soir, c’est karaoké. On ne vend rien, on oublie tout en trois minutes, le quotidien et le reste, que la vie soit unie et structurée, bouclée ou synthétique, on opère un demi-tour sur son destin.

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