Ivanov est la première grande pièce de Tchekhov, cʼest peut-être aussi pour moi le point de départ de tout le théâtre moderne. Écrite en deux semaines, la première version dʼIvanov est comme un trait droit et pur. Elle a quelque chose de résolument nouveau. Cʼest une comédie insolente et grave peuplée de personnages qui nʼen sont pas. Deux ans plus tard, face aux réactions brutales, Tchekhov donne une nouvelle version, assagie, dʼIvanov. Cʼest maintenant un drame dans lequel lʼauteur rend explicite tout ce qui ne lʼétait pas. La légèreté et la fulgurance de la comédie ont disparu. Ce drame me semble aujourdʼhui plus daté, moins ouvert que la première comédie.

Il y a quelque chose de très actuel dans la première version dʼIvanov, quelque chose de vivant dans ses personnages qui me donne envie de lʼapprocher comme on approche une pièce contemporaine : sans à priori, avec lʼimpression dʼavancer en terrain nouveau. Mais Ivanov fait aussi partie de lʼhistoire du théâtre et jʼai envie de réinterroger, notamment par le biais de la scénographie, le naturalisme. Je voudrais au travers de détails, dʼaccessoires, retrouver des instants de vie, faire se télescoper la vie vraie et le théâtre. Il y a quelque chose de vif et dʼinsaisissable que je voudrais attraper. La mort dʼIvanov, énigmatique et sublime, est formidablement émouvante dans cette première version. Ivanov sʼévapore. Il sʼefface et cʼest cela qui donne toute son épaisseur au personnage.

« Ivanov et Lvov se présentent à mon imagination comme des êtres vivants. Je vous le dis en conscience, sincèrement, ces gens sont nés dans ma tête, non pas de lʼécume de mer, non pas des préjugés, pas de mon « intellectualisme », pas par hasard. Ils sont le résultat de mes observations, de mes études de la vie. Ils restent dans mon cerveau et je sens que je nʼai pas menti dʼun pouce ni inventé dʼun iota » écrit Tchekhov dans une lettre. Cʼest cette humanité là que jʼai envie de retrouver.
Les personnages dʼIvanov sont humains, simplement. Comme nous, ils sʼattachent à oublier quʼils sont mortels. Pour ne pas y penser, ils jouent, se disputent, sʼobservent et cette agitation forme un semblant de vie. Le temps passe mais on nʼen parle pas. Ils sont toujours ensemble et cela les protège.

Dans Ivanov, personne nʼest bon, personne nʼest mauvais. Cʼest la masse qui compte. Cʼest la masse qui fait le drame ou la comédie. Ivanov dit lʼhorreur dʼêtre ensemble et lʼimpossibilité dʼêtre seul. « En général, toute votre vie construisez-là sur des lieux communs » dit Ivanov à Lvov… Ivanov aurait voulu échapper à cette pensée unique. Mais il nʼest, et cʼest là toute lʼironie de Tchekhov, quʼIvan Ivanovitch Ivanov, cʼest à dire tout le monde et personne. Il a essayé dʼagir, il a essayé dʼaimer, mais rattrapé par la condition humaine, il a échoué. Lvov, lui, est incapable de voir au-delà des apparences. Ce conflit entre Lvov, le bien pensant, sûr des vérités établies, et Ivanov qui aspire à autre chose sans savoir à quoi, est au centre de la pièce comme il est au centre de nos vies. Jʼai envie de jouer sur cet antagonisme, jouer avec la gémellité du couple Vincent Berger / Alexandre Steiger. Ce serait également une manière de choisir le camp de la comédie, lʼhonnêteté veule de Lvov répondant au désarroi volatil dʼIvanov.
Ivanov est un classique dʼune terrible modernité. Je voudrais retrouver lʼénergie du jeune Tchekhov en profitant de lʼassise quʼoffre un texte classique, mettre de la vie dans les cadres. Ivanov nʼest pas un héros romantique. Il se tue à le dire à Anna Petrovna. Il se tue à le dire à Sacha. Cʼest un homme comme les autres et cela, cʼest une maladie mortelle. Peut-être vaut-il mieux en rire…