: Le Spectacle
Le titre de ce concert scénique développé avec le Hilliard Ensemble (un
quartet vocal mondialement connu) indique d’emblée qu’il ne se passera
pas grand-chose. Mais peut-être que justement cela fait partie des secrets
du travail de Heiner Goebbels dans le domaine du théâtre musical :
qu’il peut faire l’économie de l’arsenal spectaculaire et pourtant (ou
justement pour cela ?) exercer un grand attrait sur les spectateurs. Cela
fonde aussi l’intensité singulière des représentations du Hilliard Ensemble
– dont les voix ont été formées à la musique médiévale – qui, par une
présence étrange et réservée, se démarque beaucoup de la vanité vers
laquelle s’oriente souvent, sur la scène de l’opéra, une forme de chant
dramatique. La fascination pour cette suprématie vocale sert de point de
départ à la plus récente composition musicale destinée à la scène que
Heiner Goebbels élabore au Théâtre Vidy-Lausanne entouré de la même
équipe avec laquelle il a fait la majorité de ses projets de théâtre musical
ces dix dernières années : Klaus Grünberg (espace et lumière), Florence
von Gerkan (costumes), Willi Bopp (son).
« I went to the house but did not enter » est un concert scénique en trois
tableaux. Chacun de ces tableaux est fermé sur lui-même tout en étant
consacré à un texte littéraire du vingtième siècle. Bien que rigoureusement
distingués les uns des autres, ces différents textes ont quelque chose
en commun : prêter à un « Moi » anonyme, fragmenté, quantité de voix et
de facettes où le lecteur ne peut toutefois plus compter sur des personnages
et des rôles solidement tracés. Leur langue – aussi différente soit-elle
– n’offre aucune promesse de sécurité. Et tous les textes ont en commun
la méfiance envers les formes narratives linéaires, même quand les textes
sont pleins d’histoires. Ces récits ne révèlent leur sens souvent paradoxal
que si nous, auditeurs, les complétons. Peut-être que « I went to the house
but did not enter » est un voyage où les protagonistes, ces anti-héros –
« ces vraiment personne » ainsi que les nomme Kafka – ne prennent pas
du tout la route. Et cela se déroule à trois époques différentes, dans trois
espaces qui ne sont pas définis – c’est-à-dire partout et nulle part.
En premier lieu « The Lovesong of J. Alfred Prufrock », un des plus
célèbres poèmes de jeunesse de T. S. Eliot. Dans le titre déjà s’exprime
l’incongruité sans bonheur de l’audacieuse entreprise : celui qui voudrait
écrire un chant d’amour ne devrait peut-être pas insister aussi formellement
sur l’exactitude orthographique des initiales… Et quand bien même
ce « lovesong » débute avec les meilleures intentions – « Let us go then,
You and I… » – il ne semble pas que par la suite Prufrock ait jamais quitté
sa chambre. Les autres textes du spectacle sont aussi animés par de telles
contradictions :
« Racontez-nous comment les choses se sont passées « au juste » ! Qui
parle dans La folie du jour de Maurice Blanchot ? Un policier, un patient,
un médecin, les infirmières, la loi ? Si tout cela est un aveu ou une audition,
alors qui est coupable ? Et qui a jeté à qui un verre au visage ? Un
récit ? Non, plus jamais.
Finalement, c’est peut-être Samuel Beckett qui, avec le geste de Cap au pire (« Worstward Ho »), met le plus radicalement en question notre langue, nos mots, nos signes : et cela pourrait vraiment mal finir, s’il n’y avait pas là le « plus bel échec » de Beckett, sa langue concise et ramassée – l’utopie de la forme esthétique.
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