: Note d’intention
Quoique singulièrement préoccupé du sens et de la portée du théâtre, Brecht plaçait au-dessus de tout l’objectif de divertir le public. C’est aussi mon choix. Dans le cas de cette pièce d’Athol Fugard, j’ai cependant l’impression de répondre à une autre nécessité. Et je songe à l’instant à l’Abbé Pierre, à son appel de 54 en faveur des sansabris. Il avait bien identifié l’extrême précarité comme le malheur absolu pour un être humain. L’apartheid fut en Afrique du Sud l’aboutissement institutionnel d’une pratique de ségrégation raciale. Un âge révolu, tant mieux. Mais combien de malheureux sont aujourd’hui encore, sous nos yeux, victimes de cette exclusion et exposés à l’aliénation qui s’ensuit ! Il y a toujours lieu de s’indigner.
Cette pièce d’Athol Fugard m’évoque
ce qu’on appelle la « mémoire » et le devoir
qui s’y rattache, oui, le « devoir de mémoire ».
De quoi exactement devons-nous nous souvenir
? Du malheur des hommes bien sûr, de
la violence, de la terreur et des humiliations
infligées à des êtres humains par d’autres
êtres humains. Se souvenir du pire pour
tâcher d’éviter qu’il revienne.
C’est sans doute ce qui a mené Athol
Fugard à la rencontre de Boesman et
Léna, un homme et une femme noirs, des
Hottentots, en Afrique du Sud au temps
de l’apartheid… Nuit et jour ces deux-là ne
cessent de marcher dans un désert froid et
humide où ils se perdent à la recherche de tel
lieu-dit qui ressemble de si près à tel autre…
Et là il faut toujours recommencer, rassembler
quelques bouts de bois et plaques de
tôle en pressentant que demain le « boss »,
oui, l’homme blanc responsable du système
d’anéantissement qu’était l’apartheid, aux
commandes de son bulldozer, mettra leur abri en miettes pour les déloger et les renvoyer sur
les chemins où ils sont à jamais égarés…
Comment des hommes ont-ils pu maintenir
ainsi un peuple dans un tel néant ? Ou
encore bien sûr, comment l’esclavage a-t-il
été possible ? Comment ces entreprises de
déshumanisation ont-elles pu exister ? Car
au-delà du désespoir, c’est la guerre qui fait
rage dans le couple de Boesman et Léna :
chacun, comme en miroir, renvoyant à l’autre
son propre malheur, la destruction de cet
autre apparaît alors comme la seule issue…
Entre deux verres de gnôle, Boesman
ferme le poing et frappe inlassablement sa
compagne, mais Léna garde le coeur pur et
au-delà des coups, des cris et des plaintes, il
lui sera donné de découvrir la compassion à
l’égard d’un vieux Cafre encore plus misérable
qu’elle… Un texte inouï qui nécessite
un traitement scénique particulièrement exigeant.
C’est quoi ?
D’abord, de la part des acteurs, un engagement
sans faille pour une mise à nu des
êtres impliqués dans ce processus. Boesman
est inhumain dans sa volonté d’anéantir l’humanité
de Léna mais il est trop humain de
vouloir ainsi infliger à l’autre ce dont on est
soi-même victime. Ensuite, partir de l’idée
que justement l’interprétation, quand elle
vise de tels décalages, ne se découvre pas de
façon rationnelle mais véritablement étrange.
Il y faut un long temps de travail qui permette
aux acteurs d’aller plus loin, en passant
par l’intérieur.
Mais pour ce qui est de l’extérieur, attendez,
c’est comme un rêve : je verrais bien que
ça commence dans les loges d’un théâtre…
Les deux comédiens quitteraient leurs vêtements
de ville et tandis qu’ils commenceraient
à échanger les répliques de Boesman et
Léna, ils enfileraient leurs oripeaux de misère
et se maquilleraient avec l’argile du marécage
où croupissent les personnages, se préparant
ainsi à jouer leurs rôles… mais c’est à peine si
on se rendrait compte de leur métamorphose
et donc de ce qui peut toujours arriver à chacun
de nous : en perdant la mémoire risquer
d’égarer cette bonne humanité tempérée et
insouciante qui nous caractérise.
Philippe Adrien
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