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Belgrade (chante ma langue le mystère du corps glorieux)

mise en scène Julien Fišera

: Note d'intention

1. L’Enquête : l’intrigue de Belgrade
Belgrade se déroule en mars 2006. Le temps de la pièce est le temps de l’enquête du protagoniste prénommé Baltasar. Travaillant pour le compte de son père spécialiste des conflits balkaniques et lauréat du Prix Nobel, il recueille les témoignages d’habitants de Belgrade. Sur sa route il rencontre notamment un gardien du musée où est exposée la dépouille de Milošević, une reporter de guerre de retour du Kosovo, un ancien soldat, un chauffeur de taxi. Il se lie d’amitié avec Agnes la reporter qui partage le même hôtel que lui et celle-ci l’amènera à mettre en perspective sa compréhension de la situation politique du pays et l’attitude de la communauté internationale durant les guerres dites de Yougoslavie. Mais c’est à la suite de sa rencontre avec Zeljko, un ancien militaire, qu’il se décide finalement à rentrer chez lui, dans un pays qui n’est pas nommé mais qui se situe dans le versant occidental de l’Europe. Baltasar va alors interroger sa propre mère et le conflit se fait alors familial : le fils s’insurge contre l’autorité dévastatrice dont son père, pourtant respecté et salué par la communauté internationale, a pu faire preuve à son égard. Angélica Liddell porte un regard aiguisé sur la situation en Serbie aujourd’hui. Elle ne privilégie aucun point de vue mais s’efforce de faire entendre des opinions différentes, parfois opposées. L’auteur ne se présente en aucun cas comme une spécialiste et c’est le parcours de Baltasar, auquel s’identifiera le spectateur, qui est le fil rouge de la pièce. Sur lui s’imprime la ville.


2. Baltasar un nouveau Candide
Dans cette ville où, comme il est dit dans les premières pages de la pièce « tout le monde est survivant », Baltasar prend conscience de l’effet dévastateur de la guerre qui aurait en quelque sorte « déshumanisé » les habitants en les éloignant de leurs sentiments. En effet, ce qui relie les différentes figures qu’il rencontre c’est leur incapacité à ressentir une quelconque émotion à part celle que constitue leur colère d’avoir été, comme le formule le chauffeur de taxi, « abandonnés » par la communauté internationale. Mais, « Personne ne pleure », n’a-t-on de cesse de lui répéter. La frustration des habitants de Belgrade est grande mais plus grande encore est la compassion de Baltasar. Celle-ci, qui comme lui révèle Agnes est le fruit d’un conditionnement familial et de son éducation catholique, l’éloigne de la réalité de la situation. La compassion est en effet une valeur chrétienne cardinale, au même titre que le pardon, l’humilité, l’obéissance. Dragan puis Zeljko vont confronter Baltasar à ses propres contradictions et le mettre face à la violence du réel : un réel brutal et sans concession. Baltasar dit aimer les enfants mais se retrouve incapable de faire œuvre de charité lorsque Dragan l’invite à adopter son propre neveu. Plus tard, Zeljko cherchera à faire comprendre que la compassion dont il abreuve les rescapés de la guerre ne vise qu’à racheter ses propres bassesses. Baltasar considère alors son destin et parvient à affronter ses propres démons. Il prend la décision de rentrer chez lui et de brûler les notes prises à Belgrade. Il a à traiter de sa situation familiale. Ce retour de Baltasar évoque l’arrivée de Candide à Constantinople. Chassé du château de Thunder-ten-tronckh et après un long périple marqué, comme pour Baltasar, par des rencontres enrichissantes et formatrices, la quête de Candide prend fin, ayant retrouvé Cunégonde et surtout « le moyen de rendre la vie supportable ». Les agissements de Baltasar sont pour Angélica Liddell l’occasion de s’interroger dans Belgrade sur le sens même de la compassion. Déconnectée du réel, quelle serait alors sa portée, si ce n’est, comme le souligne Dragan le gardien de musée, de rassurer celui qui en fait preuve avec tant de largesse ?


3. Baltasar, fils de son père
Belgrade s’avère un véritable chemin de croix pour le protagoniste. Baltasar est envoyé sur terre, « en mission » par son père. Figure christique, il cherche à endosser les souffrances de ceux qu’il rencontre sur sa route : de ceux qui ont souffert des décennies de dictature, celle de Tito, celle de Milošević. Ces tentatives répétées de vouloir écouter, comprendre, aider se révèlent vaines. C’est par son identification avec son tortionnaire que Baltasar saisit sa condition de fils humilié. La thématique de la filiation et celui de l’expiation de la faute des pères revient constamment dans la pièce. Dans le rapport entre Baltasar et son père autoritaire bien sûr mais aussi à un niveau plus métaphorique, à l’échelle géopolitique : les habitants de Belgrade semblent reprocher par l’intermédiaire de Baltasar l’attitude paternaliste qui aurait été celle des pays Occidentaux pendant la guerre. L’auteur esquisse ce jeu de parallélisme que l’on retrouve aujourd’hui dans les polémiques sur le droit d’ingérence dans les cas plus récents de la Côte d’Ivoire ou de la Libye. Le rapport à l’autorité des pères est un sujet auquel je suis particulièrement attaché et que l’on retrouve de manière littérale ou symbolique dans quelques-unes des pièces que j’ai pu monter telles que 20 novembre de Lars Norén, La Chose de Laurent Roth ou encore Roméo et Juliette.


4. La ville Belgrade dans Belgrade
Le spectateur de Belgrade n’est pas innocent. Il connait déjà la ville pour ce qu’elle représente dans notre imaginaire d’Occidentaux. Comment Angélica Liddell parvient-elle à répondre à l’annonce de la pièce : « Belgrade » ? L’enjeu se situe ailleurs. En effet, le programme annoncé par le titre et esquissé dans les premières scènes : embrasser la totalité des points de vue échangés en un moment précis, mars 2006, et en une localisation donnée, la capitale de la Serbie, parait absurde et est rapidement mis de côté. Belgrade ne saurait représenter une ville en un temps T et la pièce se resserre alors sur ses habitants pris dans la douleur de l’après-guerres. Comme dans Casablanca et plus encore, comme dans le Guernica de Picasso. Angélica Liddell rabat la pièce dans ses dernières séquences sur la structure familiale de son protagoniste. Comme si les émotions ressenties à Belgrade par Baltasar trouvaient leur ultime destination dans le périmètre de l’intime. La pièce se clôt sur ce qui est décrit par l’auteur comme une « résurrection » : Baltasar rentre chez lui, retrouve Borislav et quitte son père. Baltasar, celui qui a toujours été défini comme le « fils du Nobel » devient un être indépendant qui assume ses choix. Et prend enfin la parole.


5. « Parler de soi, c’est toujours une chance. »
Belgrade c’est un micro tendu à une ville. Angélica Liddell semble avoir sauvé les bandes magnétiques de Baltasar avant leur destruction. S’effaçant devant l’interviewé, l’auteur livre au spectateur une parole libre et profondément intime. La pièce est construite en 13 scènes. Baltasar est à Belgrade et chacune des scènes plonge le spectateur dans une intervention à la première personne d’un habitant de la ville : un gardien de musée prénommé Dragan, Agnes, une reporter de guerre de retour du Kosovo, un homme politique « loyal envers Moscou », un chauffeur de taxi « victime du communisme », un médecin anonyme et enfin Zeljko, un ancien militaire, qui va séquestrer Baltasar. Seuls les personnages du gardien de musée et d’Agnes sont récurrents. Ces deux figures constituent le socle affectif de Baltasar. Les trois scènes avec la reporter se déroulent toutes dans une chambre d’hôtel qui évoque de manière lointaine Anéantis de Sarah Kane. Malgré les didascalies ouvrant les différentes séquences introduisant en les nommant les protagonistes, les personnages ne se parlent pas ou très peu. Dans la première scène par exemple, l’indication en italique « Dragan et Baltasar » nomme les deux entités en présence. La conjonction de coordination  « et » indique la co-présence des deux personnages, elle n’anticipe pas sur le fait que « Dragan » et « Baltasar » dialoguent. En effet, la première scène est constituée de deux longues tirades successives. Ces deux blocs de textes que l’on peine à nommer « répliques » se répondent néanmoins de manière plus ou moins lâche. Ce principe d’écriture nécessite que le spectateur se souvienne de l’intervention du premier personnage pour comprendre celle du second. Qui est toujours Baltasar. Les scènes se rapportent à des entretiens à la première personne, comme si le dialogue était impossible. C’est à nous, spectateurs, de reconstituer le dialogue. Le héros décrit d’ailleurs ce type de dialogue comme un « échange de confessions ». La dernière scène, qui vient donc après la libération de Baltasar, prend enfin la forme d’un dialogue. Baltasar répond à Borislav, un Serbe qui a trouvé refuge dans le pays du protagoniste. L’invitation à manger que fait le héros à Borislav vaut promesse de réconciliation.


6. « Avec tout ce bruit, la langue disparait »


Belgrade se présente donc comme un flux de parole à la première personne extrêmement construit. La forme adoptée par Angélica Liddell est celle du chant. Belgrade s’apparente en effet à un long poème en vers libres. Ce qui frappe à la lecture de la pièce et qu’il nous faudra retrouver sur le plateau, c’est la tension entre l’intime et la catastrophe qui entoure les personnages. Cette tension entre les sentiments personnels et les sentiments collectifs amène Baltasar à considérer à son retour de Belgrade qu’il faut dissocier en chaque de nous valeur individuelle et valeur à l’échelle de l’humanité. Le père de Baltasar serait un historien hors-pair qui ne démérite pas son Prix Nobel mais un père terrifiant et à la conduite personnelle condamnable. Pour Angélica Liddell, le premier effet de ce désordre intime se fait ressentir sur la langue. Si Baltasar est incapable de prendre la parole pour Agnes, qui revient du Kosovo, c’est l’usage de la métaphore qu’elle a perdu. Elle se dit « assaillie par le littéral » et ne peut plus recourir à l’image pour mettre en forme ses émotions. Les différents personnages se retrouvent handicapés émotionnellement dès lors qu’ils ne peuvent recourir à la langue pour mettre en forme leurs sentiments. Après La Chose de Laurent Roth que nous avons abordée en 2010 et dont le personnage central est un enfant de survivant de la Shoah, cette autre pièce revient à nouveau sur l’impact laissée par le traumatisme de la guerre sur la langue. Le sous-titre de Belgrade : « Chante ma langue, le mystère du corps glorieux » peut se lire alors comme une supplique. Cette considération est un point d’entrée qui témoigne d’une grande originalité de Belgrade et que je souhaite mettre en avant. Sans compter qu’ayant pu me rendre à Belgrade (la ville) le mois dernier afin d’engager un travail de préparation, j’ai pu prendre conscience par moi-même de l’état de désarroi proche de la tétanie dans lequel certains habitants peuvent aujourd’hui se trouver. Dans cette atmosphère déliquescente de l’après-guerres, certains amis serbes ont pu me confier non seulement leur absence de désir mais également leur impuissance à donner forme ou destination à leurs désirs.

7. L’aspect hétérogène de la pièce.
La pièce est constituée de 13 scènes de longueur variable, faisant intervenir 2 personnages à chaque fois : Baltasar et un habitant de Belgrade. Or cette apparente unité est brisée par le fait que Baltasar quitte la ville éponyme après la 10ème scène et que 2 de ces séquences sont décrites comme des « notes » prises par le protagoniste et sont constituées de paroles directes censément objectives et le plus souvent anonymes. Angélica Liddell on l’a vu multiplie les points de vue et dépasse le tour d’horizon de l’après-guerres en ouvrant notamment aux répercutions de la chute du communisme. Cette approche se traduit formellement par le statut changeant de la matière textuelle : scènes se jouant volontairement de la tentative dialogique, recueil de notes diverses ou souvenirs de confessions. La pièce se décentre en permanence ce qui nous amène à nous concentrer sur le parcours de Baltasar. La mise en scène prendra en charge cette hétérogénéité et ce décentrement en multipliant les sources et le traitement de la scène se fera sans cesse réinventé.


8. La mise en scène et le travail de l’image
« Belgrade » étymologiquement signifie « la ville blanche ». La ville où tout peut s’écrire. Mon point de départ consiste à respecter l’hétérogénéité formelle de la pièce et à laisser libre cours aux associations. Faire vivre les contradictions. Autrement dit, ne pas répondre aux questions mais en susciter de nouvelles. Et en cela, je fais appel pour ce projet à Jérémie Scheidler, réalisateur de films et vidéaste avec lequel j’avais déjà collaboré sur Le Funambule. Nous chercherons à développer un emploi non pas illustratif mais plutôt associatif de l’image. L’image ne vient pas s’additionner au texte, ni le suppléer mais peut s’écrire entre, en opposition ou en contre-point, en adéquation ou en avance sur l’intrigue, afin d’ouvrir de nouveaux horizons. A nous d’écrire cette partition entre une image projetée et un acteur live. Alors que traditionnellement les images prennent le pas sur l’acteur jouant, nous chercherons à trouver le bon équilibre du rapport entre les images et ce qui se passe sur le plateau. Les images pourront s’inscrire dans un spectre qui irait d’un journal filmé constituant les notes de Baltasar, à un paysage mental d’un des personnages présents sur le plateau, jusqu’à l’arrière-plan historique, social ou économique de la scène. Le traitement disharmonique des images n’est pas à exclure. Par ailleurs j’ai souvent cette impression en tant que metteur en scène qu’une fois distribué à des acteurs, le texte est figé, perd du mystère éprouvé à la lecture. Dès qu’il est incarné, le texte perdrait de son trouble. Le recours à l’image viendra nous l’espérons brouiller cette assurance-là.


9. Belgrade : une ouverture au monde ?
Belgrade a une portée cathartique quasi exemplaire. Le spectateur éprouve alternativement terreur et pitié jusqu’au point culminant que constitue la dernière scène qui voit le héros mener à son terme un processus d’identification avec la victime qui laisse alors le public définitivement K.O. Angélica Liddell parvient à ménager ce climax en se tenant délibérément à l’écart tout au long de la pièce de la forme dialoguée qui éclate alors ici dans une forme des plus concentrées au cours d’une scène au titre qui tient lieu de programme : « Exsultemus » ! Or, pour dépasser « le tourisme de la tragédie » tel que défini dans la pièce par le chauffeur de taxi, il faudrait pouvoir rejeter de la scène tout sentimentalisme. Notre projet scénique qui double l’approche théâtrale par le travail des images permettra on l’espère une mise à distance des émotions afin que s’opère une prise de conscience de soi, qui n’est pas sans rappeler celle de notre héros Baltasar. Et l’on retrouve ici la portée politique du théâtre antique dont l’objectif premier était de constituer une conscience civique et dans lequel Angélica Liddell semble se reconnaitre. Je pense que seul le théâtre nous permet de lutter contre l’effet d’accoutumance provoqué par l’instrumentation médiatique de la violence qui fait de nous des « voyeurs » ou des « touristes ». Angélica Liddell nous met ici en garde contre la mise en spectacle de la souffrance. Enfin, mon souhait le plus cher serait que notre capacité à être touché par la représentation de Belgrade constitue « la condition, pour reprendre la formule de Myriam Revault d’Allonnes dans L’Homme compassionnel, d’une ouverture au monde. ». Baltasar, qui érige la compassion en mode de connaissance de soi et qui en fait l’épreuve dans la pièce sera notre guide.

Julien Fišera

mai 2012

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