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Anna et Gramsci

mise en scène Charles Tordjman
Création à partir des textes Le Syndrome de Gramsci de Bernard Noël, La Langue d'Anna de Bernard Noël,

: Présentation

Les maladies mentales


Fellini l’érige en « louve de Rome ». Anna Magnani incarne la renaissance, la démocratie et l’espoir communiste d’après-guerre dans une Italie dévastée. Sur les vestiges du fascisme, l’actrice devient la figure de proue du cinéma néoréaliste. En 1945, l’écrivain Bernard Noël fête quant à lui ses quinze ans. L’auteur du Château de Cène, L’Ombre du double, La Chute des temps, Romans d’un regard, La Peau et les Mots appartient à la génération témoin de l’explosion de la première bombe atomique, de la découverte des camps d’extermination et des crimes de Staline. Il imagine ici les confidences de l’icône italienne. Dans La Langue d’Anna, il donne la parole à la Magnani. L’actrice se raconte, évoque son corps représenté, l’emprise de la lumière et de l’ombre. Après avoir dirigé Agnès Sourdillon dans Slogans de Maria Soudaïeva, dans Daewoo de François Bon et dans Le Retour de Sade de Bernard Noël, Charles Tordjman retrouve sa belle actrice. Agnès Sourdillon offre son timbre singulier à l’égérie d’une génération révoltée.
Second récit du même auteur, Le Syndrome de Gramsci, créé en 1997, explore le processus d’une défaillance de la langue et de sa mémorisation. Au fil d’une conversation en Toscane, le narrateur s’engouffre dans un trou de mémoire. Il perd le nom de Gramsci, révolutionnaire et théoricien italien, mort en prison sous le régime fasciste de Mussolini. Gramsci et l’oubli possible de son nom incarnent la possible maladie du langage, l’outrage aux mots par la voix de Serge Maggiani. Le comédien interprétait récemment à Chaillot quelques étapes de La Recherche de Proust dans Je poussais donc le temps avec l’épaule, autres trahisons et trésors de la mémoire, sous la direction déjà de Charles Tordjman. Poète, traducteur, romancier, historien, politique, critique d’art, Bernard Noël poursuit ici avec le metteur en scène et directeur depuis 1992 du Théâtre de la Manufacture de Nancy, un compagnonnage amorcé il y a près de vingt ans.


Pierre Notte




... et si le théâtre connaissait lui aussi cet effondrement ?



Lorsque Bernard Noël publie Le Syndrome de Gramsci en 1994 chez P.O.L., il le qualifie de “roman”. Le Syndrome n’est donc pas un texte qui se donne d’emblée au théâtre.
Sauf à considérer qu’un homme qui décide de parler de “la consistance d’un instant” est dans la quête de l’instant de théâtre ; dans ce qui relie, comme un élan vital, celui qui parle à celui qui est venu écouter. L’attention est concentrée sur cette relation. Le texte de Bernard Noël en donne de façon exemplaire la possibilité.
Le narrateur du Syndrome a un “trou de mémoire”. Dans des circonstances particulières, le nom de Gramsci (révolutionnaire italien mort en prison sous le régime fasciste italien) lui échappe. À partir de la constatation de cette perte, il opère une plongée vertigineuse à l’intérieur de ce cancer qui le menace de l’intérieur.
Et si cet acte de dire en public ce qu’est le théâtre, connaissait lui aussi cet effondrement ? Si les planches de la scène s’ouvraient sous nos pas ? Si les fictions ne venaient plus aux lèvres aussi facilement que cela ? Si nous ne marchions plus dans la combine ? Si nous aussi avions oublié le nom de ceux dont l’époque ne sait plus que faire ? Et si cette pensée d’oublis et de pertes était contagieuse ? Si notre pensée était gangrenée de l’intérieur de façon invisible, insensible ? Que devient le théâtre qui se veut citoyen si lui aussi perd le nom de ceux qui ont été oubliés par une époque qui ne sait plus que faire d’eux.
Ainsi en est-il de La Langue d’Anna qui sur scène suivra Le Syndrome.
Celle qui parle (qui pourrait être Anna Magnani) est-elle celle que nous croyons ? Celle qui parle du terme de sa vie se demande si son être intime a vraiment coïncidé avec son être social. Dans ce déchirement apparaît encore un abîme, celui d’une langue qui ne colle pas au visage. Que reste-t-il des visages quand ils ont perdu leur langue ? Que reste-t-il de la langue qui ne sait plus d’où elle parle, à qui elle parle ?
Anna et Gramsci, de même façon disent la difficulté à dire la vérité, disent un monde sans mémoire. Il reste alors la question de soi-même comme une pierre qui tombe dans un trou sans fond.
Heureusement le théâtre comme un filet renvoie la pierre, l’empêche de frapper trop fort, laisse en vie.
Car ce qui reste c’est la littérature, ce que d’autres ont dit être la vraie vie.


Charles Tordjman




La nuit sans nom


C’est la nuit. Une carrière abandonnée ? Une faille ? L’entrée d’une grotte? Un homme parle à une femme. Elle n’est pas là et pourtant il lui parle. Un aphasique ? Un spectre ? Cet homme, au bord du vide, nous entraîne dans un abîme. « J’ai interrogé ce trou, comme on approche sa langue d’une dent malade et je n’ai réussi qu’à tituber au fond d’un cratère d’autant plus dangereux qu’il n’était pas éruptif mais implosif ». Une fois, il a oublié, dans une discussion, le nom de Gramsci, un vieux compagnon, pourtant, un « nom depuis toujours fraternel ».
Dans cette nuit fragmentée une femme apparaît, sœur d’errance qu’il ne verra jamais. Ces deux là ne font que se croiser. « J’attends le face à face qui va tout révéler, mais il ne vient qu’un coup de vent — un coup de vent en tête pareil à celui qui, sur la scène, emporte tout à coup la mémoire. »
Nuit profonde, nuit du mythe, d’Hécate et de Prométhée. Bernard Noël écrit des poèmes à l’encre noire sur pages blanches mais invente un théâtre sur fond noir, un espace noir où la parole apparaît, incarnée. Et l’acteur chemine avec la langue à l’intérieur d’un trou de mémoire. Anna, ou plutôt « celle qui évoque Anna », est comme une incarnation au sens propre d'une langue dans une bouche noire. « Oui, il arrive que je m’entrevoie penchée au bord de ma bouche ».
Elle n’est pas davantage Anna Magnani que celui qui a perdu puis retrouvé (tout en se perdant) le nom de Gramsci n’est Gramsci.
Evocateurs, invoca(c)teurs aussi ; le théâtre sorcier d’Artaud n’est pas loin. Et pourtant : « Ne croyez pas qu’un mystère est en jeu — non, rien qu’une confidence ». Bernard Noël n’est pas seulement un chamane, un visionnaire, un arpenteur de l’âme. Il ne se paye pas de mots : « ne dites pas que penser est un acte ».
La langue, toujours la langue… Et des dents : ils se croisent et elle parle après lui. Le trou est toujours là, béant. « Je ne suis plus qu’un orifice du temps ». Un voile s’est déchiré, elle est métamorphose : « J’allais comme les bêtes, le nez au sol, en vérité muselée par tous ces mots auxquels je prête ma vie bien davantage que ma voix ».
Dans ce trou il y a du jeu. Dans ce trou jouent des fantômes. « Je n’apprends pas un rôle, je le retrouve parmi toutes les voix enfouies dans ce bruit, et j’en fais monter le ton afin de l’identifier puis de le tirer de là comme on tire d’un écheveau embrouillé le fil choisi ». L’expérience théâtrale selon Bernard Noël, peut être, « opère un soulèvement, qui ne sépare pas le corps, l’âme et l’esprit. »
Cette nuit, quand elle parle, sa voix à lui, encore, résonne, dialogue : « Pensez–vous que cette vision est le fait d’une imagination abstraite ? J’y vois plutôt un mouvement sauvage, un comportement digne des temps originels, quand l’âme avait encore des dents pour mordre le destin à la gorge ». Dans le refus de l’extinction leurs voix se mêlent et disent la peur d’oublier les noms aimés.


François Rodinson
(Extraits La Langue d’Anna, Le Syndrome de Gramsci et de Bernard Noël ou l’éclaircie, entretiens avec Jacques Ancet.)




Une figure monte du fond de l’obscur, monte par un canal qui s’épanche dans la main, comme si le geste d’écrire débondait le courant ténébreux. Un double d’ombre prend muettement la parole. Il ne s’agit pas d’une inspiration, mais bien d’une prise de parole déclenchée par un acte – l’acte de fiction, que j’essaie d’examiner, d’analyser depuis que je le pratique plus régulièrement. En fait, depuis qu’il est devenu pour moi l’écriture… Cela commence avec Le Syndrome de Gramsci, continue avec La Maladie de la chair, et prend à chaque fois la forme de monologue. Un monologue qui, dans La Maladie de la chair, repose sur la contrainte de commencer toutes les phrases par «Vous». Le désir m’en est venu de composer une semaine de monologues en utilisant la suite de pronoms personnels, et en considérant que Le Syndrome de Gramsci y tiendra la place du « On ». Je pensais que ce projet resterait un projet, mais d’avril à juillet, j’ai écrit les monologues du « Je » et du « Il ». Le « Je » paraîtra chez P.O.L en février sous le titre de La Langue d’Anna. Le « Il », c’est Mallarmé, seulement désigné ainsi par sa veuve…
A chaque fois, cela commence dans le noir, un noir où surgit le mouvement qui forme des phrases guidées chacune par le pronom initial. On dirait que l’acte de fiction, en posant les premiers mots, appelle celui du récit en même temps qu’il le devient. A chaque fois, je suis surpris par la logique du développement, qui progresse imperturbablement, et qui va jusqu’au bout. Je ne connaissais pas la voix qui parle, et je sais qu’après s’être révélée, elle ne reviendra plus. Autrement dit, je ne possèderai jamais ce qu’elle m’apporte, et qui n’aura fait que passer par moi. Il me semble que, toute ma vie, j’ai désiré la forme que réalise le monologue, sans doute parce qu’il rend concordantes sa lecture et l’action qui l’anime en créant une sorte de littéralité entre le récit et sa réception, les deux ne pouvant que s’unir par la plongée dans le même temps, le même lieu, le même acte…


Bernard Noël – 1999
Bernard Noël ou l’éclaircie, entretiens avec Jacques Ancet

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