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Une affaire d'âme

+ d'infos sur le texte de Ingmar Bergman traduit par Vincent Fournier
mise en scène Myriam Saduis

: Entretien avec Myriam Saduis

Alain Cofino Gomez - S’agit-il de ton premier spectacle ?


Myriam Saduis - C’est mon deuxième. Le premier était une petite forme autour des nouvelles d’une auteure américaine : Grace Paley ( Enorme Changement de dernière minute). J’ai également mis en scène un solo de danse avec et pour Johane Saunier (You are here). Affaire d’âme de Bergman est un projet que je porte depuis cinq années. Pour des raisons très diverses, la mise en route de cette création fut fort longue. Mais cette Affaire d’âme ne me lâchait pas...


ACG - Comment l’expliques-tu ?


MS - C’est un texte qui véhicule plusieurs thèmes essentiels pour moi. D’une part, il s’agit d’un récit sur une quête de vérité, une recherche de compréhension de sa propre vie. Le personnage qui prend la parole dans le texte de Bergman, une femme, Victoria, est quelqu’un qui se retourne sur son passé et tente de réorganiser sa vie, qui revisite les évènements de son existence. Elle est en quête d’un point de vérité, toujours introuvable. D’autre part, ce qu'elle élabore, ce sont des fictions : c’est ce qui lui permet de s’approcher du noyau de vérité «supposée». La vérité absolue, le réel, ne se laissent jamais appréhender, juste approcher... En quelque sorte «la vérité a une structure de fiction» pour reprendre l’expression de Lacan. Bergman, lui, écrit dans Affaire d’âme : «la vérité n’est rien, la vérité est vanité» et il écrit une fiction sur cette question ! Ce qui me passionne aussi dans ce texte, c’est cette détermination du personnage à produire un discours sur sa propre existence. Ce fait de construire une parole autour d’événements indicibles, intenables, peut en modifier l’intensité et, in fine, la perception. Dans ce chaos que sont parfois les existences, le questionnement, l’élaboration d’une parole finit par produire un savoir, voire une création… C’est je crois, ce qu’a tenté de faire Ingmar Bergman lui-même, dans ce texte et à travers toute son oeuvre.


ACG - Et sans doute, dans ce qui a fondé ton désir de porter ce texte à la scène, il y a la figure de Bergman ?


MS - Absolument, Bergman est un amour de jeunesse. J’avais seize ans quand j’ai vu pour la première fois un de ses films : c’était «Sonate d’automne». Cela m’a littéralement foudroyée. Dans la confusion que porte parfois l’adolescence, cet objet cinématographique m’a ouvert un monde nouveau, quelque chose d’à la fois intelligible et mystérieux…. Après, j’ai vraiment cherché à en savoir plus, j’ai continué à voir ses films, je l’ai lu ( Bergman est aussi un très grand écrivain) et cela m’a accompagné toute ma vie jusqu’à vouloir monter un de ses textes. C’est grâce à Bergman que j’ai appris le mot « introspection» : regarder dans l’intérieur. J’étais encore adolescente et le mot ainsi que sa définition m’avaient fascinée. La découverte, au travers de Bergman, de ce «regarder dans l’intérieur» a fondé toute une part de mon existence… Affaire d’âme est l’histoire d’une femme qui se livre à une introspection, et nous fait voyager dans son «âme»… C’est aussi une figure de Bergman lui-même, qui est quelqu’un qui a utilisé sa vie intérieure comme matériau de fiction - y compris les moments d’effondrement.



ACG - Retrouvera-t-on le texte dans son intégralité ( Cahiers du Cinéma traduit du suédois par Vincent Fournier) ?


MS - Affaire d’âme a la particularité de ne pas avoir rencontré une finalité aboutie. Il est en quelque sorte resté en chantier. Bergman voulait, avec ce texte, expérimenter une forme radicale : faire un long plan rapproché. L’actrice pour laquelle il avait écrit a fini par décliner l’offre, et le projet est resté dans les tiroirs jusqu’à sa parution en 2002. Il y a juste une pièce radiophonique qui a été faite en Suède, et plus récemment en France.
C’est d’ailleurs pour cela aussi que Bergman m’a accordé les droits. Il était d’accord avec l’idée de le traduire au théâtre, de lui trouver une autre destination. Ce qu’il n’aurait jamais accepté si il avait pu réaliser le film. Ça n’aurait d’ailleurs pas eu d’intérêt de le monter au théâtre si son film avait vu le jour…


ACG - «Un long plan rapproché» : c’est un choix assez extrême pour un réalisateur ?


MS - Bergman l’utilise déjà dans ses autres films; il a d’ailleurs filmé les visages de façon unique, au plus près... Il cherchait à saisir quelque chose d’indicible… l’âme au sens de «ce qui anime». Il le dit : « il doit y avoir quelque chose à l’intérieur du visage, on ne sait pas ce que c’est, de mystérieuses particules…».
Bien entendu, l’ouverture de la scène théâtrale n’use pas de la même focale que celle du cinéma. Donc il fallait trouver autre chose qui ne soit pas de l’ordre du gros plan mais plutôt de la fragmentation. Il me semblait juste aussi, puisque nous sommes au théâtre, de s’appuyer en tout premier lieu sur le récit, sur la structure narrative en onze séquences. Ce sont onze identités autonomes… Je voulais dire «entités» autonomes. Mais c’est un lapsus intéressant puisque dans chacune de ces parties le personnage tente de cerner une identité, qui se défait pour laisser place à une autre. Chaque fois qu’il y a tentative de raconter il y a fiction : un essai d’approche de la vérité. Comment s’organise une fiction sur un plateau de théâtre ? Comment elle se déploie pour ensuite céder le pas à une autre fiction ? Et ainsi de suite... avec aussi des phases d’épuisements, des instants où le récit se dérobe, où l’on ne sait plus comment raconter. Mais il faut pourtant continuer, tenter de traduire ce qui toujours échappe, une sorte de silence, un innommable…


ACG - Dès lors, est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’un monologue ?


MS - Sur ce spectacle, il y aura deux actrices qui joueront toutes les deux Victoria. C’est écrit apparemment comme un monologue, je dis apparemment, parce qu’il y a des interlocuteurs qui se dessinent derrière chacune de ses onze prises de paroles. Il y a là des personnes auxquelles Victoria s’adresse et qui ne répondent jamais. Elles peuvent être reconnues comme ayant appartenu à son histoire. Victoria reprend des évènements vécus et les fictionnalise, sans doute pour les appréhender et tenter de se saisir elle-même, de se ressaisir, à l’intérieur de circonstances qu’elle n’a pas comprises, qu’elle revit ou rejoue. J’ai aussi choisi de travailler avec deux actrices, pour traiter la division, la schizophrénie que recèle le texte. On est toujours plusieurs à parler en soi, une voix intérieure peut dire l’inverse d’une autre au sein d’une même personne. A qui s’adresse-t-on quand on se parle à soi-même ? Quel est cet autre à l’intérieur de nous qui nous est à la fois si proche et si étranger ? Je voulais rendre visibles ces collisions, ces tiraillements et ces frictions qui peuvent naître en une seule personne. Victoria n’est pas double, elle est multiple. Il y a donc ces autres parts d’elles-mêmes, qui parlent : à côté d’elle, plus fort qu’elle, en même temps, dans une autre langue. Une autre voix, parfois la surprend, lui révèle un territoire inconnu, lui ouvre une autre voie / voix.
Il me semblait que les revirements, la quête, les mises en scène qu’elle fait advenir, seraient rendus plus fort par le jeu, la relation de deux actrices.


ACG - C’est un texte troublant, tout vacille, il n’y a plus rien d’exact, tout se dérobe…


MS - La vérité se dérobe... ! L’idée n’étant pas de raconter une histoire, mais bien ce que le personnage principal fait de cette histoire. Ce que l’on peut dire d’exact, c’est que l’endroit où elle(s) se trouve(nt) est une chambre intérieure, toute d’obscurité et de rideaux froissés, "où la lumière rasante vient d’ouvertures invisibles à l’habitant même" comme l’écrit Deleuze au sujet de l’âme selon Leibniz.
C’est le lieu de son chaos intime d’où elle tente de revisiter ce qui lui est arrivé et qui lui reste opaque. C’est une recherche d’un temps perdu, à retrouver… Affaire d’âme commence par quelqu’un qui dit « je n’ai pas envie de me réveiller» et qui va amener le monde nocturne, le monde du rêve, jusque dans la vie, jusque sur la scène… Mais pour construire cela théâtralement, il y a aussi la confiance donnée aux actrices. Les acteurs ont un rapport très organique au texte qu’ils jouent, quel qu’il soit. Cela produit des topographies, et fait advenir un espace. Ainsi, l’idée du théâtre comme refuge pour cette femme est très vite apparu. Le texte dit : «Je suis actrice, ou je l’ai été» et aussi « je me suis échappé d’un hôpital» Le Théâtre Océan Nord sera donc l’endroit concret de sa fuite, mais également un espace immatériel qui s’ouvre et se ferme à vue, et où l’on voit un être tirer sur le fil de sa propre vie pour le mesurer. En tout cas, ce qui me parlait, en terme d’espace, c’est que Victoria soit dans un théâtre, «vide». J’aime l’esprit de l’avant ou l’après répétition. Quelque chose qui semble inanimé et qui n’attend que d’être saisi par les acteurs pour que se raconte une histoire. Il y aura quelque chose de cela ; les outils du théâtre dans l’espace de la représentation. Cela fait également penser à la chambre d’enfant, l’endroit de toutes les inventions. Ce texte est évidemment un hommage à ceux qui manipulent les outils de la fiction : les acteurs. Cela ressemble au travail de l’enfant qui joue, c’est un jeu mais il s’agit en fait de quelque chose de très sérieux, de nécessaire qui requiert beaucoup d’attention et de ferveur.


ACG - Qu’aimerais-tu que le public reçoive ?


MS - Je pense que nous sommes tous, qui que l’on soit, confrontés à l’expérience «d’être seul». Pas l’esseulement, pas la perdition d’être sans liens, non, plutôt cette solitude comme passage obligé pour parvenir à un «être soi-même». Affaire d’âme raconte une Odyssée intérieure, la traversée d’une chambre interne, un apprentissage de la solitude, celle que nous avons tous à conquérir. Cette épopée, nous la donnons à voir sur la scène du théâtre.
Cela me fait penser à ce que dit Vitez : «Qui pourrait vivre en n’étant sur aucune scène d’aucun théâtre imaginaire? En n’ayant pas ce simulacre qui nous permette de raconter notre vie en la faisant?» Il ne s’agit pas d’être convié à une confession mélancolique sur «qu’est-ce qu’une existence». Cette interrogation que mène Bergman demande du courage, de la fureur, du désir. Le personnage qu’il a écrit en est plein …


AGC - C’est l’héroïne d’un récit…


MS - Oui, elle est un peu comme Ulysse... Elle voyage pour retrouver un espace et un temps originels, où elle croit qu’il y aurait comme un trésor à retrouver… Cet endroit, s’il a jamais existé, n’est plus. Ce qu’elle découvre, c’est un futur antérieur : «il n’y aura pas eu…». C’est là où se conjugue la perte... En échange, elle découvre que construire une histoire ouvre une vérité plus vaste que celle que l’on avait prévue. Bergman le dit dans sa préface aux «Meilleures intentions» : le scénario qu’il a écrit sur la rencontre de ses parents, la « légende» familiale : « Je ne prétends pas avoir toujours été d’une scrupuleuse véracité. J’ai souvent arrangé, rajouté, supprimé ou inversé l’ordre chronologique, mais, comme cela arrive fréquemment dans de tels jeux, celui-ci est devenu plus distinct que la réalité».
Il y a là une déclaration d’amour à la puissance de la fiction : ce filament lumineux de vérité...

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