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Couverture de Zone à étendre

Zone à étendre

de Mariette Navarro


Zone à étendre : Lettre aux lycéens

Par Mariette Navarro

Chères lectrices, chers lecteurs,


Je n’imaginais pas, en commençant à écrire Zone à étendre, que le chemin se poursuivrait plusieurs années après, et jusqu’entre vos mains. Si vous le voulez bien, laissez-moi replonger avec vous dans ce qui a guidé l’écriture de cette pièce.


D’abord, pour avoir envie de démarrer un projet, une idée de suffit pas, même une « bonne idée »: il faut quelque chose de plus profond, quelque chose qui nous travaille au corps, nous rend joyeux ou nous réveille la nuit, un peu comme le début d’un amour. Ce sentiment-là, je l’ai éprouvé en lisant deux pièces de William Shakespeare: Le songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira, qui se passent toutes les deux en plein coeur de la forêt.
Des milliers de sensations et d’images me sont venues. Je me suis rendu compte, que, même en vivant en pleine ville, notre imaginaire est plein de la forêt depuis l’enfance. La forêt contient nos peurs primitives, mais aussi nos forces, nos joies, enfantines et éternelles.
Voilà ce que j’avais envie de voir sur une scène de théâtre.


Il fallait ensuite imaginer qui peuplerait cette forêt. Au départ, j’avais l’idée de quatre personnages, comme dans Le songe, mais je me suis éloignée de cette idée pour travailler une forme qui me tient à coeur: la forme chorale, collective.
J’aime écrire des voix, comme si je les attrapais au vol sans savoir exactement qui les a dites. Il me semble que ces « éclats de voix » attrapés entre les arbres de la forêt sont un élément suffisant pour nous raconter une histoire. Chaque mise en scène mettra les corps et pourra (ou non) construire des personnages plus identifiés.
J’ai imaginé ce groupe comme des individus qui ne se connaissent pas au départ, mais ont tous décidé de quitter leur vie, leurs occupations, leurs obligations, parce que cela ne leur convient plus, et qu’ils n’ont plus envie de cautionner la société comme elle va - de travers, avec ses inégalités de plus en plus grandes.


Plutôt qu’une révolte visible (comme je l’ai explorée dans Nous les vagues, une de mes premières pièces - c’est décidément un thème qui me travaille beaucoup!), j’ai voulu imaginer une révolte invisible, mais non moins spectaculaire: que se passerait-il si, un jour, toute une partie de la population décidait de ne plus jouer le jeu? De ne plus croire à ce qui nous est donné comme des obligations ou des fatalités ?
Ces « petits poucets » adultes, à la recherche d’une clairière où quelque chose se réinvente, n’ont pas tous la même conscience politique et ne marchent pas tous pour les mêmes raisons. Mais ils finissent par former un groupe et construire quelque chose ensemble.


Ce à quoi ils arrivent n’est pas idéal: ils ne sont pas toujours d’accord, et amènent avec eux la part de conflit et de violence présente en chaque être humain.
Et, malgré ce qu’on pourrait penser dans la première partie, le monde ne les a pas oubliés. L’ordre en place supporte très mal qu’on ne croie plus en lui, et tentera toujours de le faire payer.
La magie de la forêt suffira-t-elle a protéger la clairière contre l’avancée des fourgons de police?


Au milieu de l’écriture, au printemps 2016, il y a eu à Paris - et dans d’autres grandes villes - un mouvement appelé « Nuit debout ». La place de la République est devenue, le temps de quelques semaines, une agora où on se réunissait chaque soir, chaque nuit, pour échanger sur les sujets les plus divers. On visionnait des films, il y avait des cantines, des jeux pour les enfants. De petits groupes de parole assis en rond, des gens qui prenaient un micro pour la première fois, et pour dire ce qu’ils avaient sur le coeur. C’était désordonné, contradictoire, maladroit. Il n’y avait pas de chef. On peut dire que ça n’a pas construit grand chose. On peut dire que ça tournait un peu en rond. Mais c’était une brèche, quelque chose d’inédit, de nouveau. (Depuis, des cafés ont été construits sur la place pour ne plus qu’on puisse s’y réunir aussi nombreux).
Cet événement réel, alors que j’avais déjà écrit une trentaine de pages de cette pièce, a été très troublant pour moi. La vie dépassait la fiction, et ça se passait à quelques minutes de chez moi. Est-ce que je n’étais pas en retard sur le monde, avec mon histoire de forêt?
J’ai beaucoup douté.


Et puis j’ai compris que, si Shakespeare avait été l’étincelle, c’est quand même du présent que j’avais envie de parler, et, au fond, depuis le départ, des « Zones à défendre »1 qui se multiplient dans le monde entier, ces endroits où on occupe une zone de nature contre un projet d’aménagement du territoire, et où une vie communautaire se réinvente.
C’est le bras de fer entre deux visions du monde que j’avais vraiment envie d’écrire, pour que s’étendent ces zones où l’on se réinvente, où l’on s’échappe.


Alors le titre est arrivé, comme une conclusion, à la fin de l’écriture : Zone à étendre.


Aux lecteurs que vous êtes de définir maintenant vos « zones à étendre », vos espaces sacrés, infranchissables.


  • Mariette Navarro, avril 2021.

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