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Couverture de Vagues souvenirs de l'année de la peste

Vagues souvenirs de l'année de la peste

de Jean-Luc Lagarce


Vagues souvenirs de l'année de la peste : Extrait 1

ThCII, p. 24-27

LA NOURRICE. – Je vous demande pardon… nous sommes nouvelles‚ ici‚ cette enfant et moi‚ et nous ne connaissons pas l’endroit… Nous nous interrogeons : ce que l’on voit‚ vaguement‚ dans la brume et l’obscurité‚ est-ce que ce ne sont pas les feux sur les remparts de la ville de Londres ?…


LA FILLETTE. – Est-ce que nous pouvons faire une halte auprès de vous ? Nous sommes fatiguées et nous avons un peu peur à l’idée de marcher plus loin dans la nuit…


LA NOURRICE. – Nous distinguons mal les lumières. Est-ce la ville de Londres… est-ce bien elle‚ ou une autre ville encore‚ moins importante et sans intérêt à nos yeux ?


LA FILLETTE. – Près de vous‚ nous ne tiendrons pas de place…
Nous nous efforcerons de ne pas vous déranger…
Nous sommes de bonne compagnie…


L’HOMME. – Est-ce que la jeune fille a bien supporté cette journée ? Le temps a été pénible‚ et je pensais combien ce devait être difficile‚ pour elle tout particulièrement…


LA NOURRICE. – Nous chantions en marchant je lui disais : « Chante ! Nous arriverons bientôt et tout sera terminé… »
Nous étions persuadées‚ il est vrai‚ que c’était le dernier jour de cette année terrifiante entre toutes… Très sincèrement… je ne mentais pas à la petite… je pensais que nous étions plus près que cela des premiers remparts… je présume que demain‚ nous atteindrons enfin la ville de Londres…


L’HOMME. – Nous le présumons tous.


LA FILLETTE. – Pour voir si distinctement les feux sur les murs‚ nous ne devons plus être si loin : plus question de désespérer…


LA NOURRICE. – Jamais je n’aurais cru que nous avions tant marché… que nous nous étions tant éloignées‚ au début de l’année… On ne se rend pas compte… Nous avions si peur‚ il est vrai… et la peste semblait vouloir nous poursuivre jusqu’aux rivages de l’océan‚ et nous contraindre à y plonger…
Quand les nouvelles rassurantes sont arrivées… que toute cette horreur était terminée… Quand on est venu nous prévenir‚ nous chercher dans notre fuite… il ne me serait jamais venu à l’idée qu’il allait falloir plusieurs mois pour revenir sur nos pas…


(…)


MADAME FORSTER. – La peste… parce que‚ tout de même‚ c’est bien de cela dont il s’agit… la peste‚ c’est prouvé aujourd’hui… aujourd’hui‚ il est bien tard‚ je vous l’accorde… mais enfin‚ il faut penser aux générations futures‚ même si‚ naturellement‚ cela tombe sous le sens‚ nous devons espérer qu’elles soient épargnées… Enfin‚ pour l’instant‚ je le dis : « C’est prouvé… » la peste a été amenée… Comment est-ce que je peux dire cela ?… « amenée »… « apportée »… « introduite »… La peste a été introduite… méchamment et perfidement introduite dans la ville de Londres par l’équipage malveillant‚ contaminé et contaminateur d’un navire étranger… On ne s’explique pas une telle attitude‚ ou peut-être ne se l’explique-t-on que trop : cette volonté malsaine qui les poussa à ramer de toutes leurs forces pour venir nous détruire était-elle humaine et civilisée ?…


MONSIEUR FORSTER. – L’Angleterre‚ en elle-même‚ comme son nom l’indique et il n’est pas besoin de revenir là-dessus‚ l’Angleterre était à l’abri de toute épidémie‚ quelle qu’elle soit. Tout le monde sait cela‚ et les habitants de l’Angleterre‚ par définition‚ le savaient plus encore que tous les autres… Pour ce qui est des habitants de la ville de Londres… et à cette époque-là‚ c’était un sentiment plus fortement ancré qu’aujourd’hui… pour ce qui est des habitants de la ville de Londres‚ n’en parlons pas : ceux-là par-dessus tout le savaient… Jamais une quelconque épidémie‚ quelle qu’elle soit et quelle qu’elle puisse être‚ jamais une quelconque épidémie ne pouvait‚ n’aurait pu les atteindre…
Je m’explique très brièvement‚ et très franchement‚ je suis prêt à reconnaître que c’est superflu : par définition‚ les maladies épidémiques se donnent‚ se transmettent par contagion… l’inverse est vrai‚ qui dirait le contraire ? et ça ne remet en rien‚ au contraire‚ la parfaite honnêteté et la rigueur de ma démonstration en cause… Jusqu’au premier cas de peste… jusqu’à l’apparition du premier cas de peste dans la ville de Londres… Et on a saisi‚ maintenant que pour l’Angleterre‚ c’est la même chose… jusqu’au premier cas‚ il n’y avait pas la peste : si elle avait existé avant d’apparaître‚ nous l’aurions su… C’est logique… Elle ne serait pas restée secrète… demeurée secrète‚ cela aurait été sans intérêt… C’est même contraire à la définition ordinairement acquise d’une maladie contagieuse de cette ampleur… Personne n’aura‚ j’aime à le croire‚ personne n’aura l’outrecuidance‚ car il serait alors bien question d’outrecuidance‚ personne n’aura l’outrecuidance de dire‚ ici et maintenant‚ que la peste n’est pas une maladie contagieuse… Si elle avait été là‚ « avant »‚ elle se serait répandue‚ et elle nous aurait atteints… Donc‚ elle n’était pas là… et nous vivions en sécurité. Il aura vraiment fallu toute la mauvaise volonté du monde…


MADAME FORSTER. – … toute la mauvaise volonté du reste du monde‚ ce qui est différent…


MONSIEUR FORSTER. – Il aura fallu la méchanceté… toute la méchanceté… la méchanceté et la perfidie… toute la méchanceté et la perfidie du reste du monde pour que la ville de Londres connaisse les affres…


MADAME FORSTER. – … « les horreurs et les affres »…


MONSIEUR FORSTER. – les horreurs et les affres… connaisse les horreurs et les affres de la maladie pestiférante…


ROBINSON K. – Et puis inévitablement :
« Kreutznaer‚ dit quelqu’un… je vous demande pardon‚ mon garçon‚ je suis peut-être indiscret‚ est-ce que ce n’est pas… par hasard… un nom hollandais ?…


L’HOMME. – A cette époque… et cela ne rendait en rien notre lutte contre l’épidémie plus facile… A cette époque‚ depuis‚ avec le temps‚ les choses se sont arrangées… A cette époque‚ on s’en souvient‚ nous étions en guerre contre les Hollandais… Et l’inverse‚ là encore‚ était vrai également…


ROBINSON K. – Et derrière lui… juste derrière celui qui m’a interpellé… il y a les autres‚ ceux qui étaient avec lui‚ quand je suis arrivé… Ils ne disent rien… on ne sait pas s’ils l’approuvent ou s’ils me défendent…


MONSIEUR FORSTER. – Pas un habitant de la ville de Londres n’aurait eu la peste de sa propre initiative !


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