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Un corps

de Geir Gulliksen

Texte original : En Kropp traduit par Marianne Ségol-Samoy


Un corps : Triangle à trous

par Anaïs Heluin - Temporairement contemporain N°5, 2018

Romancier, poète et essayiste norvégien, Geir Gulliksen poursuit dans sa première pièce de théâtre, Un corps, son exploration des territoires les plus sombres du désir et des relations conjugales.

« Le mot amour embrasse trop de choses à la fois, c’est le problème ». Écrite sur la quatrième de couverture de Histoire d’un mariage de Geir Gulliksen, son premier roman traduit en français et récemment publié chez Buchet Chastel, cette phrase éclaire aussi Un corps, présentée en lecture à la Mousson d’été. L’auteur norvégien, encore peu connu chez nous mais célèbre dans son pays, a de la suite dans les écrits. Glissant sa plume derrière l’apparente banalité du quotidien conjugal, il attrape ce qu’on s’emploie d’habitude à cacher et, avec une précision quasi-scientifique, s’occupe à décrire le phénomène. L’écriture théâtrale, qu’il explore pour la première fois, lui ouvre pour cette singulière anatomie des perspectives nouvelles. Des jeux inédits sur les rapports entre parole et amour physique.


Loin de Cyrano de Bergerac autant que de La Maman et la Putain de Jean Eustache ou de Jules et Jim de François Truffaut, trois modèles d’oeuvres construites sur un triangle amoureux, Geir Gulliksen revisite ce schéma classique avec le style clinique qui lui est propre. Nulle séduction en effet, dans Un corps, et encore moins de sentiments. Ole, Masja et Henrik s’analysent euxmêmes à l’aune de leurs seules actions et rapports de pouvoir.


Cela, comme le dit sa traductrice Marianne Ségol-Samoy sur le site de la Maison Antoine Vitez, « dans une économie de mots qui lui permet d’installer un climat d’étrangeté ». Un trouble. Aussi précise qu’elliptique, l’écriture du Norvégien creuse dans les paradoxes des rapports humains selon une trajectoire sinueuse.


Il est d’abord question de Ole et de Masja. En l’absence de celle-ci, les deux hommes de la pièce tentent de mettre en commun leurs souvenirs. « Tu veux dire le visage ovale aux yeux grands ouverts qui vous fixe en haut ? Ou le petit visage aveugle qui s’ouvre en bas ? », demande par exemple Henrik. À l’emploi d’un passé et à quelques formules inattendues, on croit comprendre que l’histoire de couple n’est pas la seule à appartenir au passé, mais que la femme aussi. Ou plutôt, le corps féminin, car c’est sous cet unique angle qu’est envisagée Masja dans la pièce. Même lorsque, un peu plus tard, elle joint sa parole aux deux autres. Histoire de compléter les nombreuses lacunes de leur récit, parfois. Et pour, à son tour, réduire ces protagonistes à leurs gestes. À leurs corps. Le lecteur, le spectateur est appelé à fournir le même effort que les personnages. Pour comprendre la violence de Ole envers Masja, la dégradation de leur relation et la naissance du couple Henrik- Masja, il lui faut rassembler des indices sporadiques. Recouper des informations éparses, souvent contradictoires. Même ainsi, pourtant, le sens échappe en partie. L’autopsie des rapports, chez Geir Gulliksen, approfondit les mystères de la surface au lieu de les élucider.


Si l’exil présumé de Masja – « elle venait d’un endroit sombre, tu le sais bien. Elle s’y était cachée avec d’autres corps vivants. Elle s’était allongéew avec d’autres dans un wagon de marchandises, elle s’était serrée contre d’autres dans un wagon de marchandises », dit par exemple Henrik – peut expliquer la domination qu’elle subit, rien n’est jamais figé. La soumise finit d’ailleurs par devenir dominante. Peut-être manipulatrice. Comme tout organisme vivant, la pièce est sans cesse soumise aux transformations extérieures. Sans cesse au bord de l’effritement.

Anaïs Heluin


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