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Couverture de Tarzan Boy

Tarzan Boy

de Fabrice Melquiot


- Je suis né à Modane, en 1972.


- Mes parents sont gérants d’une épicerie, rue Sainte-Barbe : les souricières couinent, des mouches agonisent sur la toile cirée qui poisse, on a posé là une bouteille de Slim qu’on a oublié de reboucher, une télé noir et blanc tourne à plein régime, poisson rouge dans un bocal, canari dans sa cage ; parfois un chat, le temps qu’une bagnole s’en charge.


- Au magasin, mon père aide ma mère comme il peut, mais il fait les trois-huit sur sa locomotive diesel, un million d’allers-retours d’un point à l’autre de la gare et des milliards de tonnes de marchandises à charrier, les souricières couinent, les mouches poissent, mon grand frère sort souvent, avec Saïd, avec Batch, Adrien. Tous nés en 1961. Cheveux longs, blouson de cuir, et puis des mâchoires. Ensemble, ils vont camper. Là-haut, dans la forêt. Ils prennent des photos terriblement floues de leurs nuits de camping, prétendent que ces nuits-là ne peuvent donner que des photos floues.


- Les fruits, les légumes, pourrissent trop vite.


- L’été, on part en Italie, dans un break américain, une Ford Consul vert métallisé. Un mois à la plage, avec les cousins.- Ma mère me dit qu’elle serait heureuse que je me lave plus souvent. Moi, j’adore porter ce maillot de l’A.S Saint-Etienne.


- Nathalie Pautas entre à l’école maternelle, dans la même section que moi. Elle a des taches de rousseur et un air délinquant.


- Chez Dédé Gaudichon, j’achète de petits livres à un franc, sur les Grandes Villes du Monde.


- En 68, mon frère apprenait à tirer les moineaux à la carabine à plomb.


- Je me demande ce que c’est, le corned-beef. Comment peut-on faire entrer un boeuf dans une si petite boîte ?


- C’est à peu près ça, les années 70, à Modane.


- Je m’appelle Fabrice.


- Au printemps 1985, j’achète ce 45 tours de Baltimora, une chanson qui s’intitule Tarzan Boy.


- Modane, au temps où les usines ont fermé, vont fermer : l’usine de carbure de calcium, Saint-Gobain, l’usine papetière Matussière. Les usines. Elles ferment, elles ont fermé, elles vont. Puis les maisons de commerce, les banques, les agents de change, tout ferme, tout a fermé, tout va.


- Mon frère s’est coupé les cheveux. Les Chasseurs Alpins préfèrent les oreilles dégagées.


- Betty, où es-tu ? Je t’ai écrit deux cents lettres, entre 1985 et 1989. Tu vivais dans le Vaucluse. Ce soir, j’ai retrouvé deux de tes lettres. La première était datée du 13 mars 1987, l’autre du 30 janvier 1988. Dans les deux lettres, tu me parles de Bruce Springsteen. Tu voulais épouser Bruce Springsteen.


- En 1968, Modane compte 5622 habitants. Aujourd’hui, 3834.- Modane, dans les années 80 : la boucherie Favre, la boulangerie Orso, le café Massardier, l’air sévère de la mère Massardier ; au coin de la rue, ça parle arabe, français, italien, portugais. Saïd, Batch, Adrien, la belle Nadia. L’arrivée des premiers Turcs. Les équipes de foot s’agrandissent. Les HLM aussi.


- Par mégarde ou par défi, je traverse la rue principale sans regarder, comme une balle, une fusée je me dis ; entre 1977 et 1985, je suis heurté six fois par six automobilistes dont aucun ne s’arrête pour s’enquérir de mon état de santé. Les six fois, je m’en sors avec un bleu à la hanche et pas une larme. Si j’en parlais à mon père, il me dirait : c’est les montagnards, ça.


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