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Couverture de Rhinocéros

Rhinocéros

de Eugène Ionesco


Rhinocéros : Faces et préfaces de Rhinocéros

par Eugène Ionesco

In Ionesco : Rhinocéros,
cahier de la compagnie Madeleine Renaud – Jean-Louis Barrault
n°97, 1978, (p 67-92)

Janvier 1978
Les pages qui suivent ont été écrites un peu avant, un peu après, la création à Paris de Rhinocéros. Ces pages, donc, expriment ce que je croyais penser de ma pièce et du personnage central, Bérenger. Jean-Louis Barrault a fait de Bérenger un personnage à la fois dérisoire et tragique. Une sorte de Charlot. En effet, Jean-Louis Barrault a dit plusieurs fois que les personnages comiques et que les comédies expriment mieux la tragédie de l’homme que les tragédies et les personnages tragiques dans la littérature française. Il s’appuyait, pour l’affirmer, sur de grands exemples: Le Misanthrope, L’Avare, Georges Dandin et d’autres pièces et personnages moliéresques qui se trouvent à la limite du comique et du dramatique. Les Allemands, eux, avaient joué la pièce autrement : pour eux, elle était tragique; pour eux, la rhinocérite c’était le nazisme et Bérenger un homme seul, impuissant, désarmé face à la montée du nazisme. C’est ainsi que l’ont vue aussi, les Roumains par exemple. En fait, Rhinocéros, publiée également en URSS mais que la censure n’a pas permis de représenter, a été comprise comme une pièce politique et a suscité des réactions politiques. Selon le point de vue des uns et des autres, le héros, anti-héros de la pièce, a été considéré tantôt comme un personnage courageux qui a la vaillance dans sa solitude de s’opposer à l’idéologie dominante, tantôt comme un petit bourgeois apeuré, impénétrable à l’évolution de l’Histoire, tantôt comme un personnage positif, tantôt comme un personnage négatif, un homme qui a raison de se réfugier dans la solitude, un homme qui a tort de se réfugier dans la solitude. Ce qui est certain, c’est que Bérenger déteste les totalitarismes. Pour certains, c’était à l’époque de la création, une hérésie. Mais le mouvement actuel des idées, le refus des idéologies qui au nom de l’homme se sont retournées contre l’homme, semble donner raison à Bérenger qui n’est pas moi, comme on l’a prétendu, car moi-même je parle, je me manifeste, je dis ce que j’ai à dire. Bérenger est ce que j’aurais pu être si j’avais été démuni de parole. J’espère que le temps viendra où les hommes vivront dans des démocraties réelles, qu’ils n’auront besoin ni de se soumettre aux collectivismes déshumanisants, dépersonnalisants, ni de se réfugier dans des tours d’ivoire ou de papier.
À ce moment-là, des pièces comme Rhinocéros ne seront plus comprises. J’ai envie de proposer dès maintenant la dépolitisation de cette pièce. Pourquoi, en effet, comme le disait un critique, ne pas prendre cette pièce à la lettre, comme un conte fantastique où l’on imaginerait des villes où les hommes deviendraient vraiment des rhinocéros et non pas des rhinocéros symboliques?

Novembre 1960
(...) Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais n’en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que des alibis: si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne, que les personnages des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l’on jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux «raisons» irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges.
Des partisans endoctrinés, de plusieurs bords, ont évidemment reproché à l’auteur d’avoir pris un parti anti-intellectualiste et d’avoir choisi comme héros un être plutôt simple. Mais j’ai considéré que je n’avais pas à présenter un système idéologique passionnel, pour l’opposer aux autres systèmes idéologiques et passionnels courants. J’ai pensé avoir tout simplement à montrer l’inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s’apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que des formules clés, les slogans des dogmes divers cachant, sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. Rhinocéros est aussi une tentative de « démystification ».

10 janvier 1960
Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie par ce qu’on pourrait appeler le courant d’opinion, par son évolution rapide, sa force de contagion qui est celle d’une véritable épidémie. Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin parce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le «moment nécessairement historique ». On assiste alors à une véritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais, lors- que les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres.
À des rhinocéros ?
– Par exemple. Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l’histoire nous a bien prouvé au cours de ce siècle que les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. Or, il est très possible, bien qu’apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles représentent la vérité contre l’histoire, contre ce qu’on appelle l’Histoire. Il y a un mythe de l’histoire qu’il serait grand temps de «démythifier» puisque le mot est à la mode. Ce sont toujours quelques consciences isolées qui ont représenté contre tout le monde la conscience universelle. Les révolutionnaires eux-mêmes étaient au départ isolés. Au point d’avoir mau- vaise conscience, de ne pas savoir s’ils avaient tort ou raison. Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont trouvé en eux-mêmes le courage de continuer tout seuls. Ce sont des héros. Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n’y a plus de héros, il n’y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l’emploi; c’est tout le thème de Rhinocéros.
– Parlez-nous un peu de sa forme.
– Que voulez-vous que je vous en dise? Cette pièce est peut-être un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d’une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute.

1961
(...) Il s’agissait bien, dans cette pièce de dénoncer, de démasquer, de montrer comment le fanatisme envahit tout, comment il hystérise les masses, comment une pensée raisonnable, au départ, et discutable à la fois, peut devenir monstrueuse lorsque les meneurs, puis dictateurs totalitaires, chefs d’îles, d’arpents ou de continents en font un excitant à haute dose dont le pouvoir maléfique agit monstrueusement sur le « peuple » qui devient foule, masse hystérique. (...)

Janvier 1964
(...) Je me demande si je n’ai pas mis le doigt sur une plaie brûlante du monde actuel, sur une maladie étrange qui sévit sous différentes formes, mais qui est la même, dans son principe. Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s’élèvent, comme un écran entre l’esprit et la réalité, faussent l’entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux; elles empêchent ce qu’on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s’accorder avec celui qui ne l’est pas, un sectaire avec celui qui n’est pas de sa secte. (...)